Tu peux m'appeler Joaquim.

Je vais te raconter l’enfer qu’est devenu ma vie.
Ma femme Anne et moi venions d’emménager dans un superbe manoir tout en pierre. Ce petit bijou d'architecture datant de trois siècles au moins allait être l'endroit idéal où installer la famille que nous allions bientôt former. Nous sommes devenus les heureux propriétaires de cette bâtisse à une enchère ; nous l'avons acheté moins de la moitié de sa valeur sur le marché. Karen, notre agent immobilier, nous a expliqué que les propriétaires souhaitaient la vendre au plus vite, voire même s’en débarrasser... C’est là, à ce moment précis, que j’aurai dû prendre Anne par la main et l’emmener loin de cette bouche de l’enfer. J’aurai dû me douter que Devil’s Pot, Oregon, n’était pas le nom typique du village sympa où tout le monde se connaît et s’apprécie.

Je ne voyais pas ce qui pouvait pousser les propriétaires de cette merveille à vouloir la vendre à un si bas prix. L’utilisation exclusive de matériaux nobles - pierre, granit, marbre, bois - lui donnaient un air majestueux, presque royal. Nous avons pris notre décision au cours de la première visite. Tous deux férus de ce type d’architecture, nous avons immédiatement été conquis. Sur trois niveau, ajoutés à cela une immense cave et un non moins spacieux grenier, elle mesurait dans les 400m2 habitables. Chaque besoin avait une place consacrée. J’allais avoir un grand et lumineux bureau pour travailler, le rêve de l’écrivain que j’étais. Ma femme, véritable lecturomane, a trouvé son bonheur dans la grande bibliothèque : une petite alcôve avec un guéridon entre une cheminée et une grande baie vitrée, exactement celle de ses rêves. Six chambres d’une quinzaine de mètres carré nous laissaient imaginer nos futurs enfants jouer et courir dans la maison, nos parents respectifs venir nous rendre visite quelques jours… Le parc, en partie boisé, n’était pas en reste avec ses deux hectares et ses quelques dépendances.

La première soirée s’est passée à merveille. Nous avons profité du petit salon, lovés l'un contre l'autre dans un canapé, un verre de vin pour moi et une infusion pour ma douce. Anne était très enthousiaste à l’idée de décorer et d’aménager cette immense maison. De mon côté, je passais la soirée à l'écouter amoureusement me faire part de ses idées et ses projets. Elle me racontait comment elle voulait réagencer presque chaque pièce selon les dernières tendances qu'elle trouvait sur divers catalogues et applications. Des tons chaleureux pour habiller la bibliothèque, un style plus industriel pour la cuisine et une prédominance de couleurs claires dans les chambres pour faire ressortir le splendide parquet en chêne.

Les choses ont commencé à se gâter dès le lendemain…
À son réveil, Anne avait l'air épuisée. Alors qu'elle entamait son quatrième mois de grossesse, elle aurait dû être radieuse. Ne l'ayant pourtant pas sentie se retourner de toute la nuit dans notre lit, je m'en suis inquiété mais elle m’a rassuré immédiatement. Elle avait juste eu un sommeil plus léger que d'habitude, m’avait-elle promis. J'avais prévu de travailler sur mon prochain roman toute la journée, mais quelque chose dans les yeux de ma dulcinée m'en empêchait. Je voulais prendre soin d'elle, besoin devenu irrépressible depuis qu'elle partage ma vie.

- Journée télé et glandouille ? je lui propose avec entrain.
- Je veux bien mais je ne veux pas perdre trop de temps par rapport à la maison et au travail qu'il y a encore à faire… Un marathon d'émissions de déco, ça te dit ?

Elle m’offrit un sourire franc malgré la fatigue. Bien que je ne sois pas friand de ces programmes, son enthousiasme me convainc.
Chaque matin de cette fin de semaine, ses cernes étaient de plus en plus marquées.

- J'ai l'impression de ne jamais être seule dans cette maison, même quand tu n'es pas là... m'avoua-t-elle enfin. Je me sens observée.
- Ma chérie, c'est normal. Tu es en train de fabriquer une nouvelle vie, une toute nouvelle personne. Tu ne seras jamais complètement seule pendant les cinq mois à venir, lui ai-je répondu en lui souriant tendrement.

J'essayais tant bien que mal de l'apaiser, malgré l'angoisse que je sentais monter en moi. En tant qu'homme de la maison et futur père de notre famille, je me devais de me montrer fort pour elle. Mais la vérité, c'était que j'avais le même sentiment qu'elle, d'insécurité mêlée d'incertitude. Sans rien dire à ma femme, pour ne pas empirer ses frayeurs, j’ai placé une petite caméra dans notre chambre, équipée d'un grand angle afin de filmer la pièce entière. Je devais savoir si Anne avait raison ou si c’était simplement dû au stress lié à sa grossesse.

Le lendemain, j’ai attendu qu’elle aille se doucher pour vérifier la caméra. Je me suis installé dans mon bureau avec mon ordinateur portable. Ce que j’y ai vu m’a glacé le sang. Au début, la pièce était parfaitement calme, j’ai donc accéléré le passage de la vidéo. Vers 4:15 d’après l’horodatage, la chaise à bascule de notre chambre s’est mise à bouger toute seule, et j’ai entendu distinctement une voix féminine qui semblait chantonner une berceuse.

J’ai sursauté et fermé brusquement mon pauvre ordinateur quand Anne a passé la tête par le chambranle de la porte et m'a demandé si tout allait bien. Mon Dieu non, ça ne va pas bien du tout… Je lui en parlerai quand j’aurai plus d’informations. Nous avons eu du mal à concevoir notre bébé, je ne ferai rien qui puisse mettre cette grossesse en péril sans être sûr de moi. Nous sommes descendus à la cuisine et je lui ai préparé le petit-déjeuner. Il fallait que je m’occupe l’esprit pour ne pas y penser. Pendant que ma dulcinée se reposait sur ordre du médecin, j’ai passé la journée dans mon bureau à faire une multitude de recherches sur le sujet. Écrivain de profession, j’ai la chance de travailler chez moi. Je n’ai bizarrement rien trouvé sur notre maison. Sur le paranormal, par contre, il y aurait de quoi noircir des milliers et des milliers de pages : esprits, poltergeist, malédictions, etc…
Aucun événement surnaturel n’a été à déplorer de la journée, mais j’appréhendais la tombée de la nuit... J’ai discrètement mis la caméra en marche et suis allé me coucher la boule au ventre. Cette nuit-là, je n’ai, d’après elle, pas lâché ma femme jusqu’à notre réveil.

À 9 heures, je suis exceptionnellement descendu au village voisin pour mon café matinal. Mieux qu’internet, au niveau local, il y a les piliers de comptoir. J’ai écouté plusieurs histoires, mais n’ai mentionné être le nouveau propriétaire à aucun moment. S’ils me paraissaient plutôt loquaces, j’avais peur qu’ils ne me répondent pas franchement si je le leur précisais.

Une jeune femme a semble-t-il vécu dans mon actuelle résidence, il y a une centaine d’années environ. Elle vivait seule avec sa mère, et quand celle-ci est décédée, elle s’est retrouvée seule et isolée. Une des rares fois où elle était descendue au village, elle avait rencontré un beau jeune homme, qui lui promit monts et merveilles. À l’origine seulement de passage dans la région, il passa quelques jours chez elle, à lui jouer la sérénade. Ce fut suffisant pour que la jeune ingénue en tombe éperdument amoureuse, et finisse par céder à ses avances…
Dès le lendemain, à son réveil, il était parti. Il ne revint jamais. La pauvre découvrit plus tard qu’elle portait son enfant. La terrible désillusion qui avait suivi sa conception lui était revenue en pleine figure, et ce chaque jour depuis ; au fur et à mesure que son ventre grossissait, elle se scarifiait pour matérialiser sa souffrance intérieure. Elle accoucha seule chez elle, et ajoutée à cela sa détresse psychologique, c’en fut trop. De chagrin et de douleur, elle étouffa son nouveau-né et se défenestra.
On dit que depuis, les femmes qui y ont habité enceintes ont toutes eu une fin aussi tragique qu’inexpliquée. Personne ne se souvient de son nom, mais au fil du temps elle s'est fait appeler La femme du Manoir, pour maintenant être connue simplement comme Elle.
Étrangement, aucune information sur leurs maris ou conjoints.

Je suis rentré chez moi, terrifié mais essayant de me raisonner. J’ai passé une nuit atroce ce soir-là. Je me suis réveillé plusieurs fois, en sueurs. La troisième fois, j’ai paniqué de voir le lit vide. Je me suis levé d’un bond en appelant ma femme, qui ne répondait pas. Je l’ai retrouvée se scarifiant le ventre, dans une des chambres du rez-de-chaussée. Quand je suis entré, elle a calmement tourné la tête vers moi et m’a fixé avec de grands yeux vides. Complètement terrorisé, j’ai essayé en vain de la sortir de sa torpeur durant de longues minutes, jusqu’à enfin réussir. Elle avait semblé se réveiller, avant de plonger dans l’inconscience. Je l’ai portée jusqu’à notre chambre, où je me suis occupée d’elle jusqu’à ce qu’elle se réveille. Elle ne se souvenait plus de rien et s’emmura dans un silence glacé en voyant les marques sur son ventre ; ignorant tout en se doutant qu’elles étaient les stigmates de sa propre folie.

J’ai appelé un médecin à la première heure, en urgence. Au vu de la densité de la population dans les environs, il avait fallu faire venir le praticien sur plusieurs dizaines de kilomètres, mais l’argent était le moindre de mes soucis, je paierais ce qu’il faudrait.

La visite du gynécologue a été ce que je croyais être le fond du gouffre. Anne avait perdu notre bébé. Les quelques jours qui suivirent, elle ne sortit pratiquement pas de notre chambre. Elle ne mangeait plus, ne souriait plus, respirait à peine. Une nuit, alors que je dormais particulièrement profondément, j’ai entendu un horrible fracas. Le cœur battant à tout rompre, je me suis redressé dans le lit conjugal et ai cherché ma femme à tâtons dans l'obscurité, mortellement angoissé. Un courant d’air caressa mon visage. Je pouvais sentir le contact froid de la mort sur ma peau. Anne… Qu’avais-tu fait ?

Le pas lent et incertain, je me suis dirigé vers la fenêtre. Je n’ai pas pu soutenir la vue qui s’imposait à moi. Tout ce rouge… Tout ce sang… L’amour de ma vie avait choisi d’en finir avec la sienne. Je ne pouvais plus respirer, le sol se dérobait sous mes pieds. Tous mes membres tremblaient comme des feuilles mortes emprisonnées dans un ouragan. Soudain, le noir total.

J’ai repris conscience sur le divan du salon, alors investi de nombreux policiers. Comme tu le sais sans doute, j'ai été injustement accusé du meurtre de mon épouse. Une mystérieuse source anonyme, une jeune femme à la voix fluette, leur avait passé un coup de fil pour signaler une prétendue dispute chez nous. J’ai essayé de parler à la police de la profonde détresse émotionnelle d’Anne, de mon amour infini pour elle ; j’ai même abordé le sujet de de la jeune fille de l’histoire, mais aucun ne m’a pris au sérieux. Je n’avais rien de solide à leur apporter, cette rumeur n’était mentionnée nulle part, rien que du bouche à oreille depuis cent ans. Pire que ça, les enregistrements des caméras de notre chambre, dans lesquels on voyait distinctement la chaise à bascule bouger, avaient disparu. Les bandes étaient toutes complètement vierges. Plus aucune image, plus aucun son. Je pensais vraiment devenir fou. Perdre complètement la raison.

Mes certitudes m’ont valu le Centre Psychiatrique de Sacramento, d’où j’écris cette missive. Je ne la posterai pas, car il s’agit là d’une réponse à une destinataire qui m’est à la fois connue et inconnue. Elle. Elle m’a écrit. Ici. Dans cet hôpital. Une simple lettre, très courte, mais qui a pu à jamais me faire perdre pieds tant la ressemblance avec l’écriture de ma femme était flagrante…

Voici la lettre que j’ai reçue :

Tu es un homme.
Tu aurais fini par l’abandonner, je l’ai sauvée…
Tu paieras pour tes pairs.


Ceci est un témoignage pour toi, qui liras peut-être un jour mes mots. Dis-leur que je ne suis pas fou, et que je n’ai pas tué l’amour de ma vie.

Alice d'Hellébore