Dixily
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Un monde littéraire...
Et bien plus...

Écrit priméMétroversion ou Le Triomphe de l'éphémère

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Six heures. Métro humide. Mon cœur s'emballe. La poussière danse, parfum d'errance.
Odeur de rance. Le sol colle à mes semelles et à mon être.
Six heures trente-trois, te voici arrivé.
C'est l'heure de te faire la malle sans le moindre état d'âme. Tu ne seras bientôt plus qu'un lavis blafard ; trop loin pour un regard !
Fin d'un trajet d'une vingtaine d'arrêts le casque vissé sur les oreilles, les yeux rivés sur tes sneakers flambant neuves. Fin d'un trajet qui aura comme entièrement dilué mon existence.
Moi dans le métro, je ne regarde pas mes pompes. Je m'enivre des frénésies humaines et des épilepsies mécaniques. Et dans cette fourmilière des routines aux aurores, je t'ai vu.
En fait, je n'ai vu que toi. Ton existence m'a sauté au visage.
Mon regard s'est posé sur toi mais je ne t'ai pas regardé. Je t'ai dévisagé, scruté, dévoré, déshabillé, disséqué. Avidement. Aveuglément. Attirance carnassière.
Je t'ai trouvé beau. Évidemment.
Ton téléphone a sonné et lorsque tu as décroché, j'ai fait un pas vers toi pour entendre ta voix : un timbre à la fois chaud et éraillé. Cicatrice dans la gorge que rien ne vient résorber comme pour se rappeler que la souffrance aussi est une identité.
J'ai continué mon chemin et je suis passé à côté de toi.
Au passage, j'ai failli te frôler.
Dans un élan animal, de ceux qu'on ne saurait réfréner, j'ai eu besoin de sentir ton odeur, presque jusqu'à te renifler le cou comme un chien de détection.
Je me demande encore comment mon bestial théâtre olfactif a pu échapper à ton attention.
J'étais comme un gamin un matin de Noël.
Sérotonine, dopamine, excitation puérile, phéromones d'il et surtout de toi : j'ai été saisi d'un besoin impérieux de t'accaparer de tous mes sens.
Tu as raccroché. Je ne sais même plus de quoi tu discutais.
Quand t'es parti, j'ai vu clignoter le signal lumineux et j'ai entendu le grincement plaintif des portes qui se ferment.
Je t'avais fait mien. Pourtant, je n'ai pas osé te retenir. Doucement, tu as glissé de ma réalité pour te muer en souvenir.
Six heures quarante-sept. J'aurais voulu que tu ne descendes jamais.
Pourtant tu n'es plus là. Restent les autres autour. Moi j'ai perdu ton corps mais la rame, elle, a retrouvé son âme.
A ma gauche, une étudiante stabilote ses cours. Les définitions en vert, les exemples en rose. Elle met du jaune aussi, mais la logique m'échappe.
Organiser l'espace, l'égayer de couleurs, pour doper la boussole : quoi qu'elle doive savoir, elle doit le savoir vite. Avant qu'à son tour, elle ne doive quitter la rame. Car ici c'est la règle : tôt ou tard, tout passager doit descendre.
A ma droite, un vieux monsieur silencieux lit son journal. Il est coiffé d'un panama cousu des souvenirs d'un artisanat que le travail à la chaîne a désormais tout à fait désossé. Temps révolu de l'élégance du doigté. L'époque est au morcellement de l'art, à l'aliénation du geste.
Une marque à l'annulaire trahit le port d'une alliance récemment retirée, tandis que son haleine est encore chargée des effluves d'un café solitaire. Sous sa veste en velours côtelé, sur un veston à carreaux, quelques miettes de croissant. Je me retiens de l'épousseter.
Et puis face à moi, il y a ce gamin qui se frotte les yeux, les doigts tordus comme des fils de barbelés, encore confus et engourdi de sommeil.
Il semble avoir dormi là.
Je lui donnerais sept ans. Huit tout au plus. Pourtant, dans ses yeux d'un bleu fantomatique ont coulé jusqu'à les délaver les larmes d'une insouciance décimée, d'une enfance volée.
Quel crime peut donc bien avoir commis ce gosse pour mériter pareille solitude ?
Je lui souris.
Vient la prochaine station. Pour moi, c'est la dernière : fin du trajet. A nouveau  ce signal lumineux et ce bruit encore. Mais pas ton corps. Plus de poussière qui danse. Portes qui grincent : mon cœur se coince.
Je descends.
Tu n'es qu'un étranger.
La rame s'éloigne dans le vacarme muet des habitudes aurorales.
En bout de quai, par la fenêtre, une main s'agite, in extremis. L'instant d'après, l'obscurité a achevé de l'avaler. J'ai cru reconnaître la main tordue de ce gamin solitaire. Je revois ses yeux, pareils à un pastel détrempé. Voulait-il me dire au revoir ? Je souris.
 
À quai, je reste un moment immobile, le long des rives blêmes. Au-dessus de ma tête, j'entends ces gens pressées qui foulent les pavés : à quoi bon tant de hâte ?
Il n'est plus six heures, qui peut encore y croire ? Mon cœur lui bat au rythme de ta mémoire.
Dans le tumulte, on se bouscule : l'aube n'est plus si loin.
Ou est-elle déjà là, nacrée et présomptueuse ?
Qui étais-tu au juste ? Te reverrai-je un jour ?
Et pourquoi le voudrais-je ? Pourquoi troquer l'instant dont on croque les délices ? Pourquoi envier le temps et son lot de supplices ?
Et d'ailleurs : es-tu seulement venu ? Ou n'es-tu que fantôme d'une âme bien esseulée qui au cours d'un matin, sautant de train en train, courant de rame en rame, voguant de rive en rive, a caressé l'espoir, dans la poussière qui danse, dans l'aurore qui renaît, d'être ce passager qui jamais ne descend ?
D'être.
Et d'être aimé ?
Passion, c'est donc bien toi ! Dévorante, passagère, cruelle. Tour inachevé d'horloge achève de déchiqueter l'étoffe des sentiments !
Sûr qu'il n'est plus six heures, depuis un bon bout de temps ! Mais pas encore sept heures. Je m'étonne. Le temps s'incline devant mes amours volatiles. Comme courbé par l'attirance qu'en rien n'estompe ton absence. L'espace d'un trajet, ta belle gueule a façonné l'espace. Étiré les secondes. Rabougri cette rame, mis à genoux les minutes.
C'est un fait établi, bien que ça semblât dément : ta belle gueule m'ébahit et ralentit le temps. Et bientôt les aiguilles virent à l'obsession et tutoient la folie, refusant l'évidence d'un départ qui approche.
Et puis tu es parti. Etrangement, ta disparition a candi le temps d'une douce inutilité. Rivière pourpre et sucrée, au subtil goût de fer, gargouille et clapote mais la source s'est tarrie. Moins de sang dans le muscle, moins de temps dans la veine. Mes heures s'évaporent.
Ah ! Que les amours sont vaines !
Surtout de six heures à sept heures - enfin, pas tout à fait sept heures. Que les amours sont vaines quand elles durent moins d'une heure.
Davantage encore dans ce métro espiègle qui joue à contrarier les attirances, puisque l'on peut en descendre à tout moment. Et que tu es descendu.
Mais je ne suis pas dupe ! Je sais bien qu'en coulisse, ce sont de petites mains besogneuses, des couturières de l'ombre qui tressent avec patience les lauriers d'un éphémère sacré. Ou n'est-il que laideur ?
Non, il n'est plus six heures. Plus de poussière qui danse. Non il n'est plus six heures ! On voit poindre l'aurore.
Je t'ai presque oublié.
Honte à toi, temps ! Qu'il est hideux de te voir détricoter seconde après seconde les fils de mes émois. Qu'il est étrange, au demeurant, de te voir te livrer ravi au bourreau éthéré qui te traîne à la tombe.
Temps qui ravit le mien : prends garde à toi ! Un jour je t'enterrerai.
Ce sera à six heures, lorsqu'éclosent les passions.
Et ce jour-là peut-être que je te reverrai, dans une rame sans âme mais emplie de toi. Que de cette heure à peine, métrovertis repentis, nous tisserons l'éternel.
Oublier les métros, nous rire du temps qui file, nous penser funambules, souffler sur la poussière. De ce sol qui colle, décoller nos semelles.
Être pour mieux renaître. Faire la vie. La défaire.
Rendre aux orphelins leurs parents. Et aux veufs leur épouse.
Enfin, ce jour-là nous promettre tous les deux chemin de faire, forger ensemble l'arche du ciel pour ne plus contempler qu'elle.
Et ne laisser en héritage, malgré la poussière sur les pages, rien de moins que notre absolu pluriel.
Fût-il d'une heure. Enfin, à peine.
Je suis toujours sur le même quai. Je ne sais même plus très bien pourquoi j'ai pris ce métro. Où suis-je censé me rendre ? Machinalement, et sans raison, j'attends celui d'après. 
Un coup d'œil au tableau d'affichage : trois minutes... deux minutes… Une minute… Chaque minute est une lutte. Chaque seconde gronde.
Quand soudain, dans un crissement strident, le métro fait son entrée dans la station, machinalement, et sans raison, je me jette dessous.
Et à tous les poignets, sur tous les téléphones, en haut de l'escalier, au clochet qui résonne, et sur tous nos écrans, même au fond du néant, voilà que l'on enterre six heures quand enfin sept heures sonnent.

Écrit priméMétroversion ou Le Triomphe de l'éphémère

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Nouvelle ayant reçue une mention spéciale du concours de nouvelles organisé en partenariat avec le groupe Facebook Auteurs, Blogueurs et Lecteurs: Même passion.

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