Dans le couloir du collège, je marche lentement en rasant les murs pour éviter les chahuts imprévisibles. Le jour peine à se lever et la lumière orangée des lampadaires de la ville y pénètre avec peine. J’enfonce mes mains à l’intérieur des poches de ma veste pour réchauffer mes doigts rougis, mais l’eau perle de mes cheveux jusqu’à ma nuque et me fait frissonner. Je ne cherche même plus à écarter les mèches trempées de mon front et j’avance tête baissée entre les collégiens. Je donne des coups d’épaules comme le loup enragé tapis au fond de mon ventre. J’évite les regards et tout sujet de discorde pour ne pas le réveiller. Mon ventre me semble lourd et le poids de mon sac à dos accentue la douleur. Les rires et les cris des collégiens me donnent la nausée. Ca hurle dans ma tête. J’ai des nœuds d’estomac qui m’empêchent de me redresser et je marche courbé en bousculant les autres avec mon sac. C’est une nuée de tan contre mon échine. Ça pique de tous côtés. Je grogne. Je me colle au mur. Me noie dans l’odeur putride de la vieille peinture souillée.
Je n’ai pas fait signer mon mot à maman. Maman est à l’hôpital. Le chauffeur de bus m’a regardé courir dans son rétroviseur et il ne s’est pas arrêté. Un homme barbu s'est collé à la vitre pour me regarder courir. J’ai attendu sous la pluie le prochain. Une vieille dame voilée me regardait sur le trottoir d'en face derrière ses grosses lunettes noires. Elle tenait la main à une drôle de petite gamine à peine vêtue d'un tee-shirt blanc trop long pour elle. Quand je suis montée dans le bus, j'ai cherché du regard la petite fille, mais elle avait disparu. La vieille femme aussi d'ailleurs. Je me suis retrouvé dans le fond du bus, seul et trempé. A l’ouverture des grilles du collège, j'ai attendu le sourire de la jolie surveillante avec ses beaux cheveux lisses, l’embrassade de Mathieu. J’ai attendu, attendu que ma colère irrationnelle se calme d’elle-même. Mais, la colère ne se raisonne pas. Elle joue des poings, fait le gros dos dans sa cage. La colère est une vilaine bête têtue. Elle n’a pas de tabou, aucune limite. Les avertissements du proviseur bienveillant et rougeaud, ses putains d’horaires et de règlement, quand on a faim d’amour, sont des papillons fragiles. J’oublie le couloir et les collégiens autour de moi qui s’entraînent à être des adultes. Je les ignore. Je laisse ma colère s’emparer de moi, claquer les portes et insulter les surveillants. C’est tellement plus facile. Je cesse de retenir ma colère. Je fais tout ce que les autres font lorsqu’elle les assaille. Je sors tout ce que je peux. Des mots grossiers, des grognements et des cris. Je donne des grands coups de pied dans les sacs qui traînent pour que ma colère exulte. Mais cela n’est pas assez. Elle m’en demande plus. Alors, elle tire sur mes cheveux noués de rêves irréalisables. J’essaye de la faire sortir de moi. Je cogne mon front contre le mur du préau et lorsque des camarades m’en empêchent, j’y retourne car ils ne comprennent rien. La colère est un sentiment facile pour éviter la peine de m’anéantir. Moi, je n’ai pas envie de dormir. Je dois rester debout. Mais, la colère est insupportable. Elle se fout des principes et se noue dans l’estomac avec ses griffes et ses obsessions.
Des surveillants me prennent sous les bras et m’emmènent dans un petit bureau sans fenêtre. Ils me crient sans cesse de me calmer avec leurs yeux tendres et faussement sincères. J’ai presque envie de rire tellement ils sont absurdes. On n’apaise pas un malade en lui répétant de ne pas souffrir. J’éclate de rire et confie ma colère aux surveillants outrés. Je me balance en arrière sur ma chaise et je ris de plus en plus fort. Je me balance, ils me rassoient. Je me balance encore, ils crient en me serrant les bras. J’essaye de ne pas les regarder avec leur moral et leur bienséance. Je ferme les yeux très fort jusqu’à voir des milliers d’étoiles dans le noir malgré les surveillants qui m’exhortent énergiquement à les regarder. Je réussis progressivement à les étouffer. J’ai le ventre vide. Mon loup, ma colère court entre les étoiles.
« Evan, tu te calmes maintenant ! »
Qu’on arrête de me parler. Qu’on me fasse rire et chanter. Je me lève de ma chaise. Je danse. Je danse les yeux fermés. Les chaises me gênent. Je les lance. Je danse. Je danse. Beth Hart et les autres me bercent. Je m’étourdis.
« Ta grand-mère vient te chercher dans quinze minutes. Tu peux arrêter tes singeries, maintenant ? »
Ma grand-mère. J’ouvre les yeux sur l’imbécile qui a osé éteindre ma folie apaisante. Il est grand et porte des lunettes rouges. Ses cheveux sont raides de gel. Il sent le vieil azzaro sous les aisselles.
« On a appelé ta grand-mère. T’as pas honte de la faire déranger ? »
Des auréoles de sueur. Une vieille chemise à carreaux mal repassée. Rouges, beiges… Des converses bleues. Un jean saillant.
« Tu l’aimes au moins ta grand-mère ? »
Le « au moins » dresse ma colère. Elle le dévisage et lui sourit.
« Retire ton sourire, Evan. Fais pas le malin avec moi. »
Ma colère avance vers le surveillant à petits pas et se jette brusquement sur lui. Elle le mord à l’épaule, tire sur ses cheveux collant et griffe son arrogance. Plaqué au sol, elle a le temps d’arracher ses lunettes sages et prétentieuses, et de les écraser dans le creux de ses mains. J’entends les talons de mamie marteler le carrelage du couloir. Je voudrais me relever, mais cet abruti de surveillant m’écrase le visage au sol. J’imagine mal ma mamie dans ce bureau en champs de bataille. Ses grands yeux doux et sérieux sur ma colère. Ses mains s’agiter nerveusement… Alors, je fuis en fermant les yeux. Je fais le mort. Je cesse de lutter et m’abandonne aux mains du surveillant essoufflé. Ce dernier sent ma défaite et desserre la pression timidement. Je reste couché au sol. J’attends les grandes mains douces de mamie sur mes joues. J’espère son odeur de coco et de fleurs. Je culpabilise. Je suis fatigué. J’ai honte. J’ai froid. Ma colère est partie. Je l’entends taper aux portes des salles de classe et moi, je me sens dévasté.
On me rassoit sur une chaise. On réajuste ma veste. On me regarde gravement. J’entends leurs pensées, mais la honte a pris place dans mon cœur. Je m’écrase. Je me recroqueville et j’écoute leurs sanctions. J’entends exclusion et réunion de je ne sais quoi. Je m’en fous. Je veux rentrer chez moi.
Mamie me prend par la main comme un petit garçon. Je traverse la cour du collège à son bras sous les regards des collégiens. Ma honte est tellement immense que je ne sens même plus le poids de leur jugement. Je m’en fous complètement. J’ai décidé : je ne reviendrais plus dans ce collège de playmobil. Personne ne peut me maintenir sur le bon chemin. Personne n’est à la hauteur du mal qui grandit dans mon ventre. Je préfère rester chez moi. Mamie me conduit à la voiture. La portière claque sur mes talons. J’enfonce mon visage dans ma veste de jogging et je disparais dans la chaleur étouffante de sa petite berline.