Yvelise
La route s'étirait, sombre et silencieuse, réveillée l'espace d'un instant par la ligne claire de mes phares. J'avais glissé un CD de musique classique dans mon autoradio et je laissais la mélodie m'emporter au grès de ses violons et du piano qui semblait voler sur cette mer de cordes. Après le tumulte et la frénésie de la capitale, il me tardait de retrouver le calme et la solitude paisible de la Malvesine. J'aurais certes pu accepter la chambre d'hôtel que mon commanditaire avait réservé dans un des superbe établissement de la capitale, et rentrer dans ma province le lendemain. Mais en deux jours, j'avais fait le plein de bousculades et de discutions creuses et stériles. En fait, une fois le vernissage passé, la galerie pouvait tourner sans moi. Si je tenais compte de la commission indescente que j'avais dû lui abandonner, j'étais sûr que nul ne saurait mieux s'occuper de vendre mes toiles qu'Orlandi, mon agent. A ce moment, sur cette route qui surgissait sans fin au bout du faisceau de mes phares, mon unique désir était de retrouver la quiétude de ma vieille ferme occitane
J'avais avalé les 480km d'autoroute pratiquement d'une traite, ne m'accordant quelques heures de sommeil que sur la dernière aire de repos, avant d'attaquer les petites routes tortueuses du Quercy. J'avais acheté la Malvesine quelques années auparavant, à un ami d'enfance, qui avait préféré me la céder pour une bouchée de pain, plutôt que de la confier aux empressements d'une agence. En fait, la Malvesine était un peu de mes racines. Enfant, j'étais venu jouer à l'ombre de ses châtaigniers et user mes fonds de culotte sur les bancs de bois de sa cuisine. Nous habitions, a cette époque là Albas, sur les bord du Lot. Une petite ville qui se dressait fière et droite au dessus de la rivière et se noyait dans le vert des monts du Quercy. Mon père y était médecin et j'avais passé toute mon enfance a courir dans les petites rues pavées qui montaient jusqu'au château ou dans les chemins qui serpentaient entre les vignes. Même si j'en étais parti à l'adolescence, tout le monde se souvenait de moi à Albas, et c'est avec bonheur que l'on m'avait vu m'installer dans la vieille ferme de la famille Dornac. Il faut dire que des parisiens, on commençait à en voir un peu trop dans la vallée du Lot, et je ne parle pas des Anglais.
C'était là, sur le causse crayeux qui bordait la rivière impétueuse, au fond des forêts sauvages ou les sangliers labouraient le sol à la recherche de délicates truffes ou sur les collines striées de rangées de vignes, que je trouvais les paysages qui s'étalaient sur mes toiles. Il y avait deux ans que j'étais installé là, deux ans que je pouvais enfin vivre de mon travail et m'y consacrer en toute quiétude.
Je venais de jeter un coup d’œil à ma montre de bord, constatant qu'il n'était que dix heures du soir et qu'il me faudrait moins d'une heure pour être chez moi. La route était déserte, une petite pluie fine s'était mise à tomber, faisant briller l'asphalte tandis que les essuie glaces rythmaient à contre temps la musique, qui emplissait l’habitacle. Je venais de passer Souillac et j'attaquais les petits lacets qui montaient doucement vers les plateaux, sous le tunnel sombre de la forêt. Soudain, au détour d'un virage, il me sembla apercevoir l'éclat intermittent de feux de détresse. Je commençais à ralentir, scrutant l'obscurité au delà du faisceau de mes phares, quand au détour d'une courbe, je vis un véhicule arrêté. Dans la lumière jaune flashante une silhouette s'agitait, faisant des grands signes de bras, comme un sémaphore fou accroché à un phare. M'avançant doucement, je vis bientôt une ambulance, garée entre deux platanes et je reconnus François, le chauffeur de la clinique des Alouettes, un gilet jaune passé sur sa blouse blanche, qui faisait des signes désespéré. Je m'arrêtais à sa hauteur, baissant la vitre côté passager.
- Bonsoir François, qu'est ce qu'il vous arrive?
Interloqué, il se baissât pour me dévisager.
- Olivier ! S'exclamât il, me reconnaissant, tu tombe bien. Cette fichue camionnette est tombée en panne alors que nous étions presque arrivés. J'ai le docteur Roland et une malade avec moi. Tu peux les ramener aux Alouettes.
Je mis à mon tour les warning de mon véhicule, tirais le frein à main et descendit sous le petit crachin froid pour m'approcher de l'ambulance.
- j'ai appelé le garagiste, reprit François, mais il ne sera pas là avant une bonne heure. La petite commence à avoir froid, c'est un coup de chance que tu soit passé.
Le docteur Roland était assis sur le siège arrière, coiffé de son inséparable chapeau mou. À côté de lui, à demi caché par l'ombre, se tenait une forme que je ne put reconnaître. Le docteur Roland était un ami de mon père. Il avait créé la clinique des Alouettes une quinzaine d'années auparavant, dans une ancienne maison de maître style 18ieme, au milieu des vignes. C'était plus une maison de repos qu'une véritable clinique, mais les patients pouvaient trouver là le calme et la sérénité dont ils avaient besoin.
- C'est vraiment un coup de chance que vous passiez par là Olivier, me dit il en me tendant la main, il n'y a personne sur la route ce soir et nous commencions à désespérer. Il fit le tour du véhicule, ouvrit la portière et tendit la main à la personne qui était assise à côté de lui.
- Venez Yvelise, dit il, nous allons pouvoir finir le voyage.
À mon tour, j'avais ouvert la portière arrière de ma voiture et j'attendais mes passagers. Un long moment s'écoula, sans que personne ne bouge, puis le médecin reprit, d'un ton suppliant.
- Allons Yvelise, venez, je vous en prie.
Enfin l'ombre glissa sur le siège, et sortit dans la pâle clarté de la nuit. Elle portait un ample manteau de toile brune et cachait son visage dans une capuche large et sombre. Je la regardais, elle leva lentement la tête jusqu'à ce que nos regards se croisent, puis se replongea dans l'ombre de son capuchon, se coulant dans l'ouverture, tête baissée, resserrant un peu plus son manteau autour d'elle. J'avais aperçu son visage, comme un éclair soudain dans cette nuit sombre et froide. Elle devait avoir tout au plus une vingtaine d'années, son visage était fin, ses joues légèrement creuses dessinaient un menton joliment arrondi, de long cheveux blonds encadraient le tout, éclairant de leur éclat la tristesse de ses yeux. Elle avait un regard vert profond, sombres comme une mer d'orage, mais sur laquelle flottait une brume sinistre. Elle me fit penser à un navire en perdition, une nef fine et délicate, qui s'enfonçait doucement vers un destin funeste. Elle se cala sur la banquette, droite et immobile, les bras serrés autour d'elle, comme pour se protéger du monde extérieur. Je restais là, à la regarder s'installer, comme hypnotisé. C'est François qui me tira de l'apathie qui m'avait saisie, en posant la main sur mon épaule.
- Tu as un peu de place dans ton coffre, elle a une toute petite valise.
Je m'arrachais malgré moi à ce visage si beau et si triste et le suivis jusqu'à l'ambulance pour prendre un bagage de carton bouillis, sans couleur définie et qui ne pesait pas plus qu'une pochette vide.
- Qui est ce, demandais je, alors que nous revenions vers ma voiture.
- Une jeune malade que nous sommes allés chercher à Limoges. Elle n'a plus toute sa tête la pauvre fille.
Je jetais un regard interrogatif à François, qui marchait à grands pas vers le docteur Roland debout près de ma voiture. Il n'en dirait pas plus. Pendant que les deux hommes discutaient, je me glissais derrière le volant, sans oser jeter un œil sur le siège arrière. Enfin le docteur Roland vînt me rejoindre et je démarrais, non sans avoir jeté un ultime coup d'œil dans mon rétroviseur, ou je pouvais apercevoir Yvelise, les yeux mi-clos, perdue dans le vide de sa nuit. Machinalement, j'avais coupé mon autoradio, et nous roulâmes un bon moment en silence, juste bercés par le battement des essuie glaces et le bruissement des pneus sur le goudron mouillé.
- Vous revenez de Paris, Olivier, demandât enfin le docteur Roland, rompant le malaise qui s'installait.
- Oui, je suis allé au vernissage d'une exposition qui doit durer trois mois.
- Vous voilà donc un peintre à part entière?
La remarque me fit sourire, c'est une chose à laquelle je n'avais pas pensé. Au fond de moi j'étais peintre et je l'avais toujours été. Même quand je courais les agences d'intérim pour m'assurer une pitance, ou que j'allais supplier les galeristes pour qu'ils m'exposent une toile, je me sentais peintre.
- On peut dire ça, si vous voulez. Ma peinture commence à bien se vendre.
- Quel genre de peinture faites vous?
La voix qui venait de résonner me fit sursauter. C'était un souffle, une brise de mer qui portait une musique prenante et pathétique comme un requiem de Brahms. Je levais la tête vers mon rétroviseur et croisait le regard d'Yvelise. Elle avait relevé son visage et fixait le miroir ou elle voyait mon reflet.
- Des paysages surtout, répondis je, ce pays est plein de vieilles bâtisses et de petits coins de nature propre à faire jaillir l'inspiration.
- Vous ne faites jamais de portrait?
- Cela m'arrive, quand je trouve de beaux visages.
Son regard était fixé sur moi, et j'avais un mal fou à m'en détourner pour revenir par coups d’œil désespérés à la route qui défilait.
- Vous voudrez bien faire le mien, dit elle au bout d'un moment.
- Ce sera avec un grand plaisir.
Ce furent les seules paroles qu'elle prononça de tout le voyage. Nous arrivâmes aux Alouettes un peu avant minuit. Le docteur Roland l'aida à sortir de la voiture, et elle disparût dans la grande maison endormie, ou seule brûlait une veilleuse derrière laquelle se tenait un gardien silencieux. Je donnais la petite valise de carton bouillis au cerbère et remontait dans ma voiture.
- Merci Olivier, avait juste dit le médecin,me posant la main sur l'épaule.
J'arrivais à la Malvesine une demie heure plus tard. La maison était froide et j'allumais un feu dans la cheminée, le temps que le chauffage central finisse de chasser l'humidité des vieilles pierres. Je me m'affalais dans mon fauteuil, me laissant bercer par le crépitement du feu. J'étais harassé, je sentais encore sous moi les trépidations de la route, mais le sommeil me fuyait. Je voyais danser, dans les flammes de l'âtre, les longs cheveux blonds d'Yvelise, son visage si beau aux lignes presque parfaites et ses yeux tristes et perdus qui faisaient naître en moi, un malaise indéfinissable.
La route s'étirait, sombre et silencieuse, réveillée l'espace d'un instant par la ligne claire de mes phares. J'avais glissé un CD de musique classique dans mon autoradio et je laissais la mélodie m'emporter au grès de ses violons et du piano qui semblait voler sur cette mer de cordes. Après le tumulte et la frénésie de la capitale, il me tardait de retrouver le calme et la solitude paisible de la Malvesine. J'aurais certes pu accepter la chambre d'hôtel que mon commanditaire avait réservé dans un des superbe établissement de la capitale, et rentrer dans ma province le lendemain. Mais en deux jours, j'avais fait le plein de bousculades et de discutions creuses et stériles. En fait, une fois le vernissage passé, la galerie pouvait tourner sans moi. Si je tenais compte de la commission indescente que j'avais dû lui abandonner, j'étais sûr que nul ne saurait mieux s'occuper de vendre mes toiles qu'Orlandi, mon agent. A ce moment, sur cette route qui surgissait sans fin au bout du faisceau de mes phares, mon unique désir était de retrouver la quiétude de ma vieille ferme occitane
J'avais avalé les 480km d'autoroute pratiquement d'une traite, ne m'accordant quelques heures de sommeil que sur la dernière aire de repos, avant d'attaquer les petites routes tortueuses du Quercy. J'avais acheté la Malvesine quelques années auparavant, à un ami d'enfance, qui avait préféré me la céder pour une bouchée de pain, plutôt que de la confier aux empressements d'une agence. En fait, la Malvesine était un peu de mes racines. Enfant, j'étais venu jouer à l'ombre de ses châtaigniers et user mes fonds de culotte sur les bancs de bois de sa cuisine. Nous habitions, a cette époque là Albas, sur les bord du Lot. Une petite ville qui se dressait fière et droite au dessus de la rivière et se noyait dans le vert des monts du Quercy. Mon père y était médecin et j'avais passé toute mon enfance a courir dans les petites rues pavées qui montaient jusqu'au château ou dans les chemins qui serpentaient entre les vignes. Même si j'en étais parti à l'adolescence, tout le monde se souvenait de moi à Albas, et c'est avec bonheur que l'on m'avait vu m'installer dans la vieille ferme de la famille Dornac. Il faut dire que des parisiens, on commençait à en voir un peu trop dans la vallée du Lot, et je ne parle pas des Anglais.
C'était là, sur le causse crayeux qui bordait la rivière impétueuse, au fond des forêts sauvages ou les sangliers labouraient le sol à la recherche de délicates truffes ou sur les collines striées de rangées de vignes, que je trouvais les paysages qui s'étalaient sur mes toiles. Il y avait deux ans que j'étais installé là, deux ans que je pouvais enfin vivre de mon travail et m'y consacrer en toute quiétude.
Je venais de jeter un coup d’œil à ma montre de bord, constatant qu'il n'était que dix heures du soir et qu'il me faudrait moins d'une heure pour être chez moi. La route était déserte, une petite pluie fine s'était mise à tomber, faisant briller l'asphalte tandis que les essuie glaces rythmaient à contre temps la musique, qui emplissait l’habitacle. Je venais de passer Souillac et j'attaquais les petits lacets qui montaient doucement vers les plateaux, sous le tunnel sombre de la forêt. Soudain, au détour d'un virage, il me sembla apercevoir l'éclat intermittent de feux de détresse. Je commençais à ralentir, scrutant l'obscurité au delà du faisceau de mes phares, quand au détour d'une courbe, je vis un véhicule arrêté. Dans la lumière jaune flashante une silhouette s'agitait, faisant des grands signes de bras, comme un sémaphore fou accroché à un phare. M'avançant doucement, je vis bientôt une ambulance, garée entre deux platanes et je reconnus François, le chauffeur de la clinique des Alouettes, un gilet jaune passé sur sa blouse blanche, qui faisait des signes désespéré. Je m'arrêtais à sa hauteur, baissant la vitre côté passager.
- Bonsoir François, qu'est ce qu'il vous arrive?
Interloqué, il se baissât pour me dévisager.
- Olivier ! S'exclamât il, me reconnaissant, tu tombe bien. Cette fichue camionnette est tombée en panne alors que nous étions presque arrivés. J'ai le docteur Roland et une malade avec moi. Tu peux les ramener aux Alouettes.
Je mis à mon tour les warning de mon véhicule, tirais le frein à main et descendit sous le petit crachin froid pour m'approcher de l'ambulance.
- j'ai appelé le garagiste, reprit François, mais il ne sera pas là avant une bonne heure. La petite commence à avoir froid, c'est un coup de chance que tu soit passé.
Le docteur Roland était assis sur le siège arrière, coiffé de son inséparable chapeau mou. À côté de lui, à demi caché par l'ombre, se tenait une forme que je ne put reconnaître. Le docteur Roland était un ami de mon père. Il avait créé la clinique des Alouettes une quinzaine d'années auparavant, dans une ancienne maison de maître style 18ieme, au milieu des vignes. C'était plus une maison de repos qu'une véritable clinique, mais les patients pouvaient trouver là le calme et la sérénité dont ils avaient besoin.
- C'est vraiment un coup de chance que vous passiez par là Olivier, me dit il en me tendant la main, il n'y a personne sur la route ce soir et nous commencions à désespérer. Il fit le tour du véhicule, ouvrit la portière et tendit la main à la personne qui était assise à côté de lui.
- Venez Yvelise, dit il, nous allons pouvoir finir le voyage.
À mon tour, j'avais ouvert la portière arrière de ma voiture et j'attendais mes passagers. Un long moment s'écoula, sans que personne ne bouge, puis le médecin reprit, d'un ton suppliant.
- Allons Yvelise, venez, je vous en prie.
Enfin l'ombre glissa sur le siège, et sortit dans la pâle clarté de la nuit. Elle portait un ample manteau de toile brune et cachait son visage dans une capuche large et sombre. Je la regardais, elle leva lentement la tête jusqu'à ce que nos regards se croisent, puis se replongea dans l'ombre de son capuchon, se coulant dans l'ouverture, tête baissée, resserrant un peu plus son manteau autour d'elle. J'avais aperçu son visage, comme un éclair soudain dans cette nuit sombre et froide. Elle devait avoir tout au plus une vingtaine d'années, son visage était fin, ses joues légèrement creuses dessinaient un menton joliment arrondi, de long cheveux blonds encadraient le tout, éclairant de leur éclat la tristesse de ses yeux. Elle avait un regard vert profond, sombres comme une mer d'orage, mais sur laquelle flottait une brume sinistre. Elle me fit penser à un navire en perdition, une nef fine et délicate, qui s'enfonçait doucement vers un destin funeste. Elle se cala sur la banquette, droite et immobile, les bras serrés autour d'elle, comme pour se protéger du monde extérieur. Je restais là, à la regarder s'installer, comme hypnotisé. C'est François qui me tira de l'apathie qui m'avait saisie, en posant la main sur mon épaule.
- Tu as un peu de place dans ton coffre, elle a une toute petite valise.
Je m'arrachais malgré moi à ce visage si beau et si triste et le suivis jusqu'à l'ambulance pour prendre un bagage de carton bouillis, sans couleur définie et qui ne pesait pas plus qu'une pochette vide.
- Qui est ce, demandais je, alors que nous revenions vers ma voiture.
- Une jeune malade que nous sommes allés chercher à Limoges. Elle n'a plus toute sa tête la pauvre fille.
Je jetais un regard interrogatif à François, qui marchait à grands pas vers le docteur Roland debout près de ma voiture. Il n'en dirait pas plus. Pendant que les deux hommes discutaient, je me glissais derrière le volant, sans oser jeter un œil sur le siège arrière. Enfin le docteur Roland vînt me rejoindre et je démarrais, non sans avoir jeté un ultime coup d'œil dans mon rétroviseur, ou je pouvais apercevoir Yvelise, les yeux mi-clos, perdue dans le vide de sa nuit. Machinalement, j'avais coupé mon autoradio, et nous roulâmes un bon moment en silence, juste bercés par le battement des essuie glaces et le bruissement des pneus sur le goudron mouillé.
- Vous revenez de Paris, Olivier, demandât enfin le docteur Roland, rompant le malaise qui s'installait.
- Oui, je suis allé au vernissage d'une exposition qui doit durer trois mois.
- Vous voilà donc un peintre à part entière?
La remarque me fit sourire, c'est une chose à laquelle je n'avais pas pensé. Au fond de moi j'étais peintre et je l'avais toujours été. Même quand je courais les agences d'intérim pour m'assurer une pitance, ou que j'allais supplier les galeristes pour qu'ils m'exposent une toile, je me sentais peintre.
- On peut dire ça, si vous voulez. Ma peinture commence à bien se vendre.
- Quel genre de peinture faites vous?
La voix qui venait de résonner me fit sursauter. C'était un souffle, une brise de mer qui portait une musique prenante et pathétique comme un requiem de Brahms. Je levais la tête vers mon rétroviseur et croisait le regard d'Yvelise. Elle avait relevé son visage et fixait le miroir ou elle voyait mon reflet.
- Des paysages surtout, répondis je, ce pays est plein de vieilles bâtisses et de petits coins de nature propre à faire jaillir l'inspiration.
- Vous ne faites jamais de portrait?
- Cela m'arrive, quand je trouve de beaux visages.
Son regard était fixé sur moi, et j'avais un mal fou à m'en détourner pour revenir par coups d’œil désespérés à la route qui défilait.
- Vous voudrez bien faire le mien, dit elle au bout d'un moment.
- Ce sera avec un grand plaisir.
Ce furent les seules paroles qu'elle prononça de tout le voyage. Nous arrivâmes aux Alouettes un peu avant minuit. Le docteur Roland l'aida à sortir de la voiture, et elle disparût dans la grande maison endormie, ou seule brûlait une veilleuse derrière laquelle se tenait un gardien silencieux. Je donnais la petite valise de carton bouillis au cerbère et remontait dans ma voiture.
- Merci Olivier, avait juste dit le médecin,me posant la main sur l'épaule.
J'arrivais à la Malvesine une demie heure plus tard. La maison était froide et j'allumais un feu dans la cheminée, le temps que le chauffage central finisse de chasser l'humidité des vieilles pierres. Je me m'affalais dans mon fauteuil, me laissant bercer par le crépitement du feu. J'étais harassé, je sentais encore sous moi les trépidations de la route, mais le sommeil me fuyait. Je voyais danser, dans les flammes de l'âtre, les longs cheveux blonds d'Yvelise, son visage si beau aux lignes presque parfaites et ses yeux tristes et perdus qui faisaient naître en moi, un malaise indéfinissable.