Un ghjornu cume un altru, un ghjornu ordinariu, un ghjornu di più…[1]
 
J’ai froid ; malgré mon épais manteau et ma grosse écharpe, je sens la morsure du froid. Même le chauffage de ma voiture n’a pas réussi à réchauffer mon corps fatigué et perclus.
 
Le rideau va se lever ; les premiers clients sont déjà agglutinés devant la grille baissée, prêts à se ruer au travers des rayons dans une course folle de caddies.
 
Machinalement, je lisse mes cheveux de la paume de mes mains, mes cheveux couleur d’or en fusion qui auraient bien besoin d’une coupe. Je suis prête pour mes huit heures à mon poste. Je suis caissière.
 
Je regarde sans les voir les premières personnes qui se pressent de poser leurs courses sur le tapis de ma caisse. Les ‘bip’ du scan se succèdent inlassablement. Je vois des visages tantôt avenants, tantôt taciturnes, tantôt colériques ou tristes et je me demande quelle est leur vie.
 
Est-ce qu’ils rentrent tranquillement dans leur maison douillette et confortable ? Et cette femme, que cache-t-elle derrière tout son maquillage ?
 
Font-ils la même chose en me voyant ? Ou suis-je seulement un objet posé derrière sa caisse et qu’on ne voit pas ?
 
Savent-ils seulement ce que je ressens à enregistrer cet étalage de consommation ? Savent-ils seulement quelle est ma vie ? J’aurais trop honte qu’on le découvre.
 
Je suis si fragile mais en même temps si forte. Seuls mes yeux trahissent l’étendue de mon désespoir, ces yeux si bleus aujourd’hui délavés par la rue.
 
Mon visage aux traits réguliers n’a pas changé. On devine à peine ce pli d’amertume au coin des lèvres et des cernes noirs qui mangent mon visage amaigri mais que je cache habilement sous un maquillage subtil, le seul luxe que je peux encore me permettre.
 
Mes beaux cheveux vénitiens auraient besoin des services d’un professionnel mais je sais les coiffer joliment en catogan ou en natte.
 
Ces trois dernières années dans la rue n’ont pas encore abimé ma jolie peau diaphane qui se couvre de taches de rousseur aux premiers rayons de soleil.
 
Qui pourrait deviner les subterfuges dont j’use pour cacher ma précarité ?
 
Je me sers du beurre du petit déjeuner pour hydrater mes lèvres et nourrir ma peau. De temps en temps, je coupe un morceau de feuille d’aloe vera et avec son suc, je me soigne des morsures que le froid fait subir à ma peau. Je me démaquille au savon de Marseille que j’utilise également pour ma toilette.
 
Ma voix était douce, mais ceux qui peuvent entendre encore sa mélodie sont bien rares.
 
Les autres ne voient que ma frêle silhouette, un peu courbée, emmitouflée dans un manteau désormais deux fois trop grand pour moi.
 
Oui, j’ai la chance, contrairement à bon nombre de mes compagnons d’infortune, d’avoir un emploi, mal rémunéré certes, mais un emploi qui me permet de payer ma nourriture, mon essence, mon forfait de téléphone.
 
Je vis comme tout le monde ou presque.
 
Je n’ai pas d’amis. Je n’ai plus d’amis. Comment aurais-je pu leur expliquer que je vis désormais dans la précarité ?
 
Comment nommer l’innommable ? J’ai un emploi mais mon salaire ne me permet pas d’avoir un logement. Je dors chaque soir dans ma voiture. Je change souvent de parking pour ne pas me faire repérer et Bastia est petit.
 
Bastia, Bastia, à chi un hà soldi un ci stia.[2]
 
Un soir, alors que j’ouvrais ma portière, un homme a surgi derrière moi, m’a poussée à l’intérieur de ma voiture et violée sous la menace d’un couteau de chasse, les yeux brillants comme l’acier de SA lame.
 
Je m’estime heureuse qu’IL ne m’ait pas blessée physiquement ou tuée. IL s’est contenté de prendre sauvagement mon corps qui m’est devenu depuis étranger par dégoût.
 
Ch’ellu crevi ! [3]
 
Je m’appelle Jeanne. Avant, j’avais une vie semblable à la vôtre. Avant, j’étais comme vous. Avant, j’étais des vôtres.
 
J’avais une vie confortable, un coquet studio sur les hauteurs de San Martino et un fiancé. Je travaillais à la SISIS, j’étais agent de sécurité. J’ai fait une mauvaise chute sur mon lieu de travail : fracture de la malléole, opération, rééducation, béquilles et pour finir, inaptitude au poste.
 
J’ai été licenciée sans autre forme de procès.
 
Ce fût, à partir de ce moment-là, ma descente aux enfers. Mon argent a fondu comme neige au soleil. Mon délicat fiancé m’a quittée. La douleur à la cheville est devenue mon quotidien.
 
Mes amis se sont lassés également. Je me suis retrouvée seule, sans argent, sans famille, sans maison, sans rien.
 
Ch'un ficu, si face un amicu… Manghjatu u ficu, persu l’amicu. [4]
 
J’ai trouvé un poste de caissière qui me permet de travailler sans forcer sur ma cheville mais le salaire est si bas que je peux  tout juste  survivre.
 
Comment pourrais-je expliquer à mes collègues de travail ma situation ? La société est devenue tellement individualiste que je n’ai pas le courage d’en parler à quiconque. Je préfère fuir toute discussion avec eux, voire les éviter eux-mêmes dans les vestiaires.
 
J’ai peur qu’un jour on me découvre morte sous ma couverture à l’arrière de ma voiture. J’ai honte qu’un jour quelqu’un me reconnaisse sous ma couverture à l’arrière de ma voiture.
 
J’ai l’impression de vivre dans la société et pourtant je suis en marge. Je suis devenue une marginale.
 
Que penserait mon patron s’il découvrait qu’un de ses employés vit dans la rue et comment réagirait-il ? Je préfère ne pas l’envisager. Est-ce que ça gâcherait ses dix-huit trous à Sperone ou son week-end à Murtoli ?
 
En attendant, je dois garder mon secret. Je mourais de honte s’il venait à être découvert.
 
La précarité m’a rendue orgueilleuse.
 
Je mers un point d’honneur à ne rien laisser paraître.
 
Qui se douterait d’ailleurs, en voyant mon uniforme propre et repassé au "Lavatoghju", mon maquillage léger qui camoufle encore mes insomnies ?
 
Je suis une proie facile seule dans ma voiture. J’ai la peur au ventre et chaque soir, je me dis que c’est peut-être le dernier.
 
Les nuits sont longues parce que j’ai peur. Je sursaute au moindre pas un peu trop près de ma voiture. Les nuits sont longues, surtout l’hiver quand dehors il fait glacial.
 
Tous les jours, je me gare à proximité sécurisante de commerces nocturnes. Je prends mon petit déjeuner chaque jour dans le même bar dont les toilettes sont devenues ma salle de bain.
 
Parfois, j’ose franchir le pas d’une parfumerie où une conseillère est toujours prompte à me proposer de me parfumer dans l’espoir de me vendre un flacon qui me coûterait une semaine de salaire. Avec hardiesse, il m’arrive de demander un échantillon que je garde et use comme un trésor.
 
La vie n’est pas tendre avec moi mais je ne me plains avec personne car je cache ma situation.
 
Souvent, je rêve d’une vie plus facile avec des enfants, un gentil mari et des animaux, à la campagne. J’ai toujours aimé la campagne.
 
Finalement, cette épreuve m’aura fait prendre conscience des futilités et des besoins que l’on se crée.
Alors que d’autres rêvent du dernier sac Chanel, moi je rêve de dormir dans un vrai lit avec des draps propres qui sentent le savon et l’air pur.
 
Mon seul luxe tient dans ma trousse de maquillage : un crayon, un mascara, un rouge à lèvres et un fond de teint. Je sais jouer habilement des ombres et des couleurs pour me créer un masque de Madame-Tout-Le-Monde.
 
Ma force, c’est cette volonté de vivre et de m’en sortir. Ma force, c’est de me lever tous les jours dans l’espoir d’un avenir meilleur. Malgré les difficultés, je n’ai pas perdu l’espoir.
 
Je regarde toujours la vie avec des yeux d’enfant, l’enfant qui est à l’intérieur de moi et qui me donne la force de continuer et d’avancer là où d’autres auraient déjà baissé les bras.
 
J’essaie de toujours voir le côté positif en toute situation. J’éprouve même de la gratitude pour ce que j’appelle mes petits bonheurs : le chant d’un oiseau, le bruit des vagues qui m’apaise, ou lorsque je trouve  un roman intéressant dans une boite à livres Place Saint Nicolas.
 
Ciò chi ùn tomba, ingrassa…oui, ce qui ne tue pas nous rend plus fort…
 
Quand j’y pense, comme une blessure qui ne cicatrisera jamais, heureusement qu’IL a mis un préservatif, sinon qui sait ce qui aurait pu advenir. IL m’a fait me sentir si sale, si souillée, si faible et vulnérable.
 
J’ai passé la nuit qui a suivi cette épreuve à pleurer et à me laver à l’eau de mer glacée comme pour effacer toute trace de LUI, mais je reste meurtrie et toute la Méditerranée n’y pourra rien.
 
Demain est un autre jour. Demain je vais encore me lever, demain j’irai prendre mon petit déjeuner chez Jeannot ; comme tous les jours, j’irai me laver dans les toilettes à l’eau froide mais au moins, je serai propre, comme Madame-Tout-Va-Bien.
 
Je dors à l’arrière de ma voiture mais je veux garder ma dignité, c’est ma fierté et ma force aussi.
 
Demain je retrouverai ma caisse et mes clients. J’afficherai un sourire commercial de circonstance avec un mot gentil pour les petites mamies du quartier.
 
Seuls mes yeux me trahissent mais qui pourrait le voir, qui le sait ? Qui remarque que mon corps si jeune pourrait hurler de douleurs certains jours ?
 
Je suis seule et je m’enferme dans mon secret.
Je suis seule et mon secret m’enferme.

 
Corciu à chi un hà à nimu... [5]
 
Soudain, mon cœur fait un bond dans ma poitrine et s’accélère. Je LE vois dans la file. LUI ne me reconnaît pas. Comment le pourrait-IL, puisqu’IL ne m’a « vue » que dans le noir ?
 
D’ailleurs, IL passe indifférent, règle SA note et part.
 
Moi, j’ai le cœur prêt à exploser de colère et de dégoût.
 
SA voix, SON visage, SES mains sont à jamais gravés dans mon esprit. SES mains qu’IL a posées sur moi au gré de SES envies.
 
J’ai vu SES traits quand IL est sorti de ma voiture. J’ai vu SON air satisfait à la lueur du briquet quand IL a allumé une cigarette.
 
J’ai la nausée mais je dois continuer. Je m’offrirai peut-être le luxe de vomir pendant mes douze minutes de pause. Je ne peux pas me permettre de perdre mon emploi.
 
Je suis une nouvelle catégorie de personnes fabriquée par le monde actuel  qui dorment à la rue : j’ai un travail et pourtant je vis dans ma voiture.
 
Je m’appelle Jeanne, j’ai trente-sept ans et je suis SDF, mais ne le dites à personne, c’est mon secret.
 
Hier, IL m’a retrouvée.
 
J’ai senti SON souffle rauque dans mon cou quand il m’a brusquement projetée dans la voiture. J’ai essayé de crier. En vain. IL appuyait SA main gauche contre ma bouche. Je suffoquais. IL a soulevé ma jupe de travail, arraché ma culotte et enfoncé SON gros sexe dur dans le mien.
 
J’ai hurlé de douleur mais aucun son ne pouvait sortir. Les larmes ruisselaient sur mes jouent faisant couler mon mascara. J’avais les yeux brûlants.
 
Après ce qui m’a semblé des heures de pilonnages bestiaux, IL s’est retiré, a enlevé le préservatif qu’il a glissé dans une de SES poche et a essuyé SON énorme pénis avec ma jupe. Mon sexe était distendu, béant. Mon corps tremblait encore de SES assauts et de la haine qui brûlait mon corps, mon esprit, coulait dans mon sang.
 
IL est sorti de la voiture. Comme la première fois, j’ai vu SON air satisfait à la lueur de la flamme de SON briquet. SES traits sont à jamais gravés dans ma mémoire.
 
J’étouffais de dégoût, de haine. Mon corps et mon esprit réclamaient vengeance, pour faire cesser tout ça.
 
Je crois que c’est ce soir-là que j’ai basculé dans la folie aveugle.
 
Ce soir, je suis morte complètement et LUI aussi doit mourir.
Ce soir, je suis morte complètement et LUI aussi va mourir.



La sonnerie du réveil me tire de ce cauchemar qui me laisse le cœur battant. J'espère qu'il n'est pas prémonitoire ! J'émerge lentement. En tournant la tête à gauche, je vois le visage de mon mari, si paisible dans son sommeil de plomb que rien ne semble troubler. Mon cœur se gonfle d'amour et de gratitude. Lui, c'est ma réalité. Néanmoins, cette nuit m'a laissé un goût amer dans la bouche. La précarité est à nos portes. La précarité peut toucher n'importe qui, n'importe quand, particulièrement en ces temps incertains. La covid nous menace sur bien des plans... et moi, c'est jour et nuit que je ressens ses attaques.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




1 Un jour comme un autre, un jour ordinaire, un jour de plus…
2 Bastia, Bastia, qui n’a pas d’argent n’y reste pas (proverbe corse)
3 Qu’il crève !
4 Une figue fait un ami… mangée la figue, l’ami est perdu
5 Pauvre de lui celui qui n’a personne