- Tu ne devineras jamais ce dont j’ai rêvé !
Mathilde le fusille du regard.
- Je ne devinerai jamais, oui. Et d’ailleurs, je m’en fiche. Tu crois que j’ai envie de savoir ce dont tu rêves ? Moi je ne dors pas ! Et tu sais pourquoi je ne dors pas ? Tu veux deviner peut-être ?
La question lui paraît rhétorique. Il avait raison, elle reprend. 
- Je ne dors pas parce que tu ronfles. TU ronfles. Toute les nuits. Tu poses la tête sur l’oreiller et tu ronfles. Un vrombissement caverneux, avec des ratés de vieux moteur à moitié mort. D’ailleurs, j’ai eu envie de t’étrangler, cette nuit.
- Ah ben, c’est drôle, parce que dans mon rêve…
- Rien à fiche, je te dis.
Il se verse du café, se demande s’il ne ferait pas mieux de passer au salon prendre son petit-déjeuner. Ou sur le balcon ? Il doit arroser les cirses, de toute façon. Elles ont besoin d’eau.
- Et à partir de ce soir, on fait chambre à part. Maintenant que Tara est partie, sa chambre est libre. Tu y seras très bien.
Il est pris d’un malaise. Il regarde sa femme, son visage rougi, boursouflé, sur fond de carrelage vert. Elle a l’air d’un crapaud. L’image de l’armoire rose fuchsia qui trône dans la chambre de sa fille, au milieu de ses vieux posters défraichis, lui fait monter un peu de bile.
- J’ai une autre solution, Mathilde, parvient-il à dire.
Il voit les cheveux noirs de sa femme onduler et ses yeux se fendre en amande.
- Je m’en vais dormir ailleurs, oui, très bonne idée. Dès ce soir.
Le visage de Mathilde continue sa mue, gonfle; ses pommettes ont l’air prêt d’éclater.
- Ou pour le dire autrement, Mathilde, je te quitte.
Il entend un genre de feulement rauque, celui d’un chat, furieux qu’on l’écrase dans une flaque d’eau sous l’orage. Il tourne la tête vers la fenêtre. N’a-t-il pas entendu un coup de tonnerre ? Le ciel est d’un bleu lavande immaculé.
Mathilde a les mains autour de sa gorge, qu’elle lui serre, toutes griffes dehors.
- Tu n’iras nulle part.
Sa voix a prix des inflexions si rocailleuses qu’il comprend à peine ses paroles. Il lui dégage les ongles de son cou. Il déglutit, sa gorge le brûle.
- Rendons-nous à l’évidence, Mathilde. On ne s’aime plus. Et on ne s’aime plus depuis très longtemps. On est restés ensemble pour les enfants, les amis, la famille, bref pour faire semblant. Mais tout à a une fin. Nous y sommes. Tu en connais beaucoup, toi, des femmes qui veulent étranger leur mari ? Je fais ma valise, et je m’en vais.
- Tu n’iras nulle part.
Son visage est très près du sien, ses yeux sont rouges, injectés de sang. Il entend un sifflement. Il regarde par la fenêtre. Le carré bleu est toujours immaculé.
Il fait quelques pas en arrière. Il ressent une immense pression sur la poitrine et à la gorge, comme si elle continuait à l’étouffer. Il toussote. La douleur s’aggrave.  
Il passe dans le couloir, récupère sa veste, trouve ses clés dans la poche. Il ne va pas faire de valise aujourd’hui. Il a besoin d’air. Et vite.
Clic. Clac. La porte s’ouvre.
- Ciao, Mathilde.
Il dévale l’escalier quatre à quatre. Trois étages. Quatre et trois font douze. Douze, excellent chiffre. Il y a les douze apôtres pour commencer, les douze coup de minuit, non, ça, c’est un peu sinistre, les douze… les douze quoi au juste ? Ah, et puis, dans les douze apôtres, il y a Judas, non ? Le traître cupide ? Le jouet du diable ?
Dehors, il fait doux, c’est une belle journée de fin d’été. Il entend un grondement de tonnerre au loin. Dans une rue perpendiculaire, un camion passe. « Moving on » annonce le camion, en toutes lettres sur son flanc. « Moving on », on tourne la page et on va de l’avant. C’est ça, excellent conseil. Merci, camion. C’est ce qu’il va faire. Il n’a aucune envie d’être changé en statue de sel, ça le changera de son rêve de cette nuit.  
Il fait démarrer la voiture, sans regarder dans le rétroviseur. La voiture bondit sur la route. Il ne voit pas arriver le pot de fleurs qui s’écrase sur le pare-brise. Tiens, des cirses, a-t-il le temps de penser, les fleurs préférées de Mathilde. Une myriade de petites épingles lui lacère les mains et le visage.
*
- Tu ne devineras jamais ce dont j’ai rêvé cette nuit !
Mathilde lui tourne le dos. Elle regarde par la fenêtre ouverte. Elle ne bouge pas.
- Mathilde ? Ça va ?
Il voit ses cheveux bouger dans le reflet du carrelage vert. Ils ont presque l’air vivant. Il entend un bruissement, ou un sifflement. Il n’est pas sûr.
- Tiens, tu t’es fait des nattes. C’est nouveau.
La métamorphose s’opère à son insu. Au moment où les yeux de Mathilde convergent vers les siens, il sent une décharge électrique se propager au ralenti dans son corps. Il reste là sur le seuil de la cuisine, immobile statue de pierre. Il voudrait parler mais ni sa bouche ni sa langue ne répondent à son souhait.
Mathilde s’approche de lui. Il voit ses cheveux onduler comme des serpents luisants, noirs et verts. Quelque chose tressaille en lui. Son cœur, sans doute. Oui, son cœur bat encore. Il l’entend. Tac. Tactac. Tac. Tactac.
Elle le prend à pleins bras, et ahanant et râlant, le pousse et le tire jusqu’à la chambre de Tara. Elle ouvre l’armoire rose, à moitié vide. Elle y pousse la statue à taille humaine qu’il est devenu.
- Donc, comme je te le disais, c’est ici que tu dormiras à présent. Dans la chambre de ta fille chérie qui te manque tant. Fais de beaux rêves, mon amour !
Elle ferme la porte. Il est dans le noir. C’est drôle, il a rêvé que…
Tac. Tactac. Tac. Tactac, fait son cœur.
Puis la pierre le brise.