Sandrine regardait les lattes du parquet, dans la salle d’attente. C’était étonnant, elles  semblaient fausses, ces lattes, c’était pas du lino, c’était pas du vrai bois. Bizarre. Son regard parcourut la pièce et elle se figea devant le tableau qui s’offrait à elle. A droite, une dame, une vieille d’au moins 45 ans. A gauche des gens assis et avec eux, un bébé, qui semblait le centre de leur attention. Ce qui la choqua fut le masque qu’ils portaient sur la figure, comme les masques des médecins dans les films, quand ils sortent de la salle où ils ont opéré quelqu’un. Elle eut envie de rire, puis se rendit compte qu’elle en portait un aussi. Personne n’avait l’air de trouver ça drôle.

     Elle était là pour un rappel de son vaccin BCG. Sa mère avait perdu les papiers, on ne savait plus quand elle l’avait fait, ce fichu vaccin, normalement on a un carnet de vaccination mais forcément, avec des parents comme les siens, tout était toujours compliqué. 

     C’était long. Et les gens en face, comment savoir s’ils ne vous regardent pas de travers ? On a beau dire, même pour comprendre un regard, c’est mieux d’avoir la figure toute entière. Elle nota que la vieille de 45 ans avait les mêmes baskets que sa copine Sophie, des Adidas avec les trois bandes,  elle laissa échapper un ricanement, elle raconterait ça à sa copine, s'imaginait  déjà sa tête. Elle devait la voir samedi, elles iraient au cinéma, ils passaient « Retour vers le futur », tous leurs copains l’avaient déjà vu, c’était génial, à c’qui paraît.

     Quand ce fut son tour, elle ne reconnut pas son médecin, ils avaient dû mettre un remplaçant, c’était une dame, qui la reconnut, elle. Elle se nettoya les mains avec un produit, sans eau, fit la piqûre, et recommença à se nettoyer les mains à la fin. Pour le règlement, sa mère verrait au secrétariat, il faudrait se présenter avec une carte "Vitale". Sandrine ne savait rien de cette carte, elle approuva, derrière son masque, de toute façon sa mère verrait bien.

     En sortant, son œil fut attiré par une affiche. Elle avait oublié de demander au médecin pourquoi tout le monde était déguisé en chirurgien, et elle eut sa réponse, enfin, un début d’explication : le masque était obligatoire dans tous les lieux publics, et il fallait aussi, selon l’affiche, garder ses distances et se nettoyer les mains avec la solution machin chouette, elle n’avait pas retenu le nom, enfin, le savon qu’on ne rince pas, supposa-t-elle.

     Elle imagina la scène, le lendemain à l’école. Tout le monde avec des masques ? Ce serait drôle de voir les copains, et, oh, ce serait marrant surtout de voir les profs en chirurgiens, mais on n’allait pas bien comprendre ? Et les distances ? Ça c’était plus embêtant. On venait de changer les places, et elle se retrouvait placée à côté de Raphaël Ducourant, elle avait cru défaillir en apprenant la nouvelle, c’était « La nouvelle ». Elle avait dansé le soir dans sa chambre,  elle avait mis Mickael Jackson  à fond, à l’idée que oui, demain, elle serait en classe à côté de Raphaël, c’était inoui, c’était impensable, c’était inimaginable.

     Bref, pour l’instant, elle devait rejoindre sa mère, et le spectacle qui s’offrit dans la rue la cloua net. Les voitures. Mais où était-elle tombée ? Des formes du futur, tout était comme tiré d’un film. Elle pensa à « Retour vers le futur », c’était pareil mais à l’envers, elle se voyait projetée non pas dans son passé, mais dans une autre année. Quelle année ? Peut-être 1990, peut-être l’an 2000 ? Oh mon dieu !
Elle demanda à une dame qui passait, et qui était bien particulière aussi, maintenant qu’elle y faisait attention. Une dame avec les cheveux attachés n’importe comment, des vêtements, une attitude, enfin quelque chose de « pas comme sa mère »,  une vieille qui faisait jeune, elle lui demanda d’une voix peu assurée quel jour on était.

-          On est mercredi  5 novembre.
-          De quelle année ?
-          De quelle année ? La dame leva un sourcil, et Sandrine imagina sa tête, en entier.  Mais enfin, en  2021 !

     Le noir se fit. Plus rien.
 
 
     Quand elle se réveilla, elle était dans sa chambre. Sa mère la regardait, inquiète, et à côté d’elle se tenait le médecin, tiens, il était revenu, celui-là.

-          Mais que t’est-il arrivé Sandrine ? Jamais on ne réagit ainsi au BCG !

     Comment lui expliquer, comment lui dire qu’elle avait rêvé, non, qu’elle avait vu, senti, vécu la vie en 2021 ? Elle regarda attentivement sa mère. Rien à voir avec la femme de la salle d’attente, rien à voir avec la dame dans la rue, ni avec la médecin, les passants ; elles ne se tenaient pas pareil, elles ne bougeaient, ne parlaient pas pareil.  


-          Ah ces gosses ! reprit  celle-ci,  je suis désolée docteur, de vous avoir dérangée, quand on me l’a ramenée, elle n’était vraiment pas bien, à peine debout sur ces jambes. Une grande fille de quatorze ans ! Les enfants de nos jours n’ont pas grand-chose dans les veines, j’vous l’dis. Demain, à l’école tout ça ! De mon temps, on était un peu plus costaud !

     Le lendemain, au collège, Sandrine alla directement voir sa copine Delphine. Sac US au dos, elles attendaient le cours d’EMT, c’était bois en ce moment, et toutes les deux détestaient. Elles devaient fabriquer un dessous de plat moche, un truc bien dur à faire, avec des bords découpés comme-ci et comme-ça. A la maison, les plats, on les posait sur un carrelage, on s’embêtait pas avec des trucs  aussi bêtes. Elle lui raconta la scène, d’autres copains arrivaient et tous écoutaient maintenant attentivement le « rêve ».

-         2021 ? Sans blague ? Et c’était comment les voitures ? Elles volaient ?
-          Pas du tout comme chez nous. Mais non, elles roulaient sur la route, pour ça c’était pareil.
-         Et y’avait des robots ? demanda Laurent qui venait d’arriver.
-        Mais non, il est bête lui !
-         Bah alors c’était pas la vraie vie de 2021. 2021, tu te rends compte ? Y’aura au moins des robots, des fusées nous emmèneront dans l’espace, et on s’alimentera avec des pilules.
-        Je ne sais pas si tout ça arrivera, mais en attendant, dans mon rêve, on était plutôt emmerdés par un truc qui faisait qu’on devait tous porter des masques comme des chirurgiens. Et même qu’il ne fallait pas trop s’approcher des autres. Et on devait se nettoyer les mains avec de la crème désinfectante.
-         N’importe quoi.

     La sonnerie retentit sur l’éclat de rire des copains. Ils la connaissaient bien, Sandrine, elle était capable d’inventer ce genre de fable.

     A la maison, ce soir-là, elle ne parla plus de son rêve. De toute façon personne ne la croyait. Elle laissa ses parents devant la télé, y’avait « Les dossiers de l’écran », elle monta se coucher rapidement, ressassant une image qui finissait par la hanter, la salle d’attente aux demi-visages effrayants de sa vision.

     Sur son journal, ce soir là, elle écrivit :

     « Jeudi 6 novembre 1985.
     J’ai fait un rêve. On était en 2021. Incroyable. Il n’y a pas tous ces trucs  qu’on imagine d’habitude, mais il y a autre chose. Je crois vraiment que je n’ai pas envie d’y aller. Les gens ont peur les uns des autres, ils se protègent. Ils n’ont pas de combinaison métallisée mais c’est tout comme. Je ne sais pas pourquoi, et je ne sais pas s’ils se rendent compte à quel point c’est effrayant.  J’ose espérer que ce n’est qu’un cauchemar, que ça n’arrivera pas. »