La lueur devait avoir une origine.
Dense, puissante, presque liquide, elle nimbait tout l’environnement.
Milles couleurs impactaient ses yeux, comme un feux d’artifice grondant uniquement dans le visuel.
Des reliefs, des formes, des volumes, des nuances.
Chaque recoin de l’espace était habité d’une présence qui ne semblait avoir nul égal dans tout autre recoin de l’espace.
Sa vision, vorace, volait tout ce qu’elle pouvait capter de consistant.
 
Mais au milieu de cette débâcle chromatique satisfaisante, une réflexion persistait :
La lueur devait avoir une origine.
 
*
 
Journal de M
 
Je ne sais comment la satisfaire. Elle souffre, je le vois bien. Je le vois tous les jours. Et je n’y peux rien. Elle est en manque d’une chose qu’elle n’a jamais connue et qu’elle ne connaîtra surement jamais.
Comment lui apporter cela ? Comment moi, je peux l’aider ? Cette question me hante, elle aussi, tous les jours, depuis qu’elle s’interroge là-dessus.
Je ne veux pas lui communiquer ma culpabilité, ou mes angoisses, mais elle est intelligente, elle comprend ce que je ressens. Elle sait lire mes silences.
Je donnerai n’importe quoi pour donner une solution à son mal…
 
*
 
La lueur devait avoir une origine.
Il fallait trouver cette origine. C’était évident.
 
Qu’est-ce qui l’entourait ?
Une forêt ? Un lac ? Une montagne ? Les abîmes de l’océan ?
L’ignorance n’empêchait pas de savourer cette cascade de couleurs qui dévalait dans son regard.
Trouver l’origine !
Remonter le flux des fantômes, le fleuve de fluorescence et tous ses faisceaux fonçant au firmament !
Aussi fluide que floue, fuser vers le fond ne fut pas difficile.
Un fond qui filait au-devant comme virevoltait le vortex environnant.
Valsant sans vaciller, ce n’était que vitesse et visée qui l’habitait.
Trouver l’origine ne serait pas vain.
Ne rester qu’à viser juste.
 
*
 
Comment lui expliquer, lui faire comprendre, que la vie a décidé pour elle…
Comment lui faire assimiler que jamais, non jamais, son rêve sera atteignable ?
Je refuse de me décourager. Surtout qu’elle ne se décourage pas.
Même si ma raison sait qu’il n’existe pas de solution, mon cœur me dit d’en chercher une. Quitte à user ma vie pour cela.
Et je sais pourquoi, au fond de moi, je m’accroche à ça. Parce que j’ai cru entendre des choses, des bruits étranges, qu’on raconte et qui paraissent fou. Trop fou pour que j’y prête attention. Mais c’est resté dans ma mémoire.
Je dois me renseigner, pour elle au moins. Après tout, qu’est-ce que ça me coûte ?
Je crois que j’ai peur d’être encore plus déçu, car au fond de moi, cet infime espoir a déjà nourri une attente. Et si cette option n’existe pas finalement ?
Ou pire, si elle existe mais qu’elle m’est inaccessible ? Je crois que je deviendrais fou.
Mais je dois savoir, c’est trop tard.
Pour elle…
 
*
 
Tout va si vite.
Les contours deviennent des flashs et des spires papillonnant autour de son corps.
Jamais ce ne fut envisageable. Et pourtant c’était là, cette abondance si recherchée, tant désirée, tellement convoitée !
Tout était là !
Et bien plus encore que dans ses plus fols espoirs !
C’était incroyable et insaisissable !
 
Remonter la marée suintante de variations chatoyantes, son corps glissait dans cet endroit sans résistance.
Trouver l’origine ! Savoir d’où venait la lueur !
Et alors tout deviendrait plus clair, plus compréhensible !
Pourtant, quelque chose clochait…
 
*
 
— Michael !
— Oui ?
 
               Se retournant avec un sourire d’une naïveté forcée, Michael se tourna vers la douce voix de Daniel, son supérieur aussi tendre qu’une lanière de cuir en plein soleil. Evidemment, tel que l’avait prévu Michael, Daniel avait été mis au courant. Et, tel qu’il l’avait prévu, Daniel ne semblait pas enchanté par la situation. Tant pis.
 
— Michael !
— Oui, c’est toujours bel et bien moi.
— Ne joue pas au débile avec moi !
— Oh mais je n’y compte pas. Que puis-je pour toi Daniel ?
— Me donner une explication ! Et une bien bétonnée, vaut mieux pour toi !
— A quel sujet ?
 
               Bien qu’il savait parfaitement ce qui était attendu, Michael prenait plaisir à voir Daniel s’échauffer. Et puis, de toute façon, tous les deux savaient qu’il était trop tard maintenant. Les sanctions, éventuellement, étaient à craindre. Mais ça…
 
— Au sujet que t’as utilisé ceci, gueula Daniel en pointant la machine au coût astronomique, sans aucune autorisation !
— Exact !
— Arrête ton numéro Michael ! On n’joue pas avec nos sujets comme avec des Lego !
— Ce sujet, comme tu l’appelles, est une personne avec un prénom, tu sais…
— Le problème n’est pas là !
— Oh, si, entre autres, mais je crois que ce n’est pas l’sujet de ton agacement…
— Parfaitement ! J’exige que tu arrêtes tout ça immédiatement !
— Tu sais que ce n’est pas possible. Pas comme ça…
— Michael, commença Daniel en tâchant de rester calme.
— Daniel ? se moqua Michael en tâchant de rester calme.
— Je te laisse deux minutes pour mettre fin à ce cirque !
— Alors on va avoir un problème…
 
*
 
Son corps n’a pas la même consistance que d’habitude.
L’image qui lui viendrait, là, en cet instant, est celle d’un nuage. Son corps est nuage.
C’est si bien !
Et tant mieux ! Ainsi, se faufiler au milieu des grandes formes pour aller vers la source est encore plus facile !
D’ailleurs, ces formes, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ce sont des arbres ? Des tentacules ? Est-ce que ça lui veut du mal ? C’est possible.
Les formes l’entourent et montent très haut vers…le ciel ? la surface de l’eau ? la terre ?
Il y a beaucoup de formes ! Beaucoup trop ! Tellement qu’elles masquent la lueur !
Faut sortir, s’échapper ! Les formes l’entourent, veulent l’étouffer !
Faut partir !
Le danger approche, amène l’ombre avec lui pour la dévorer !
 
*
 
Ces longs temps de recherches n’ont pas été vains.
Je pense avoir trouvé, mais y avoir accès est un nouveau problème ! Et je refuse de la laisser ainsi !
Maintenant que je sais que ça existe, je suis obligé d’aller jusqu’au bout !
Une sanction, éventuellement, est à craindre, mais ça…
 
*
 
— Tu ne veux pas t’écarter Michael ?
— Sûr et certain. Et je ne pense pas que tu veuilles faire ça non plus.
— Alors ça, détrompe-toi ! Je ne vais pas risquer ma place pour tes conneries !
— Et moi je ne vais pas risquer sa vie pour ta place !
 
               Le changement net de ton dans la voix de Michael avait surpris Daniel, qui marqua un temps et réfléchit.
« C’est bien ça, se dit Michael, réfléchis ouais ! Va pas déclencher quelque chose qu’on regretterait tous les deux. »
 
— M’enfin ! Finit par s’exclamer Daniel, exaspéré, c’est du délire !
— Non, il s’agit simplement d’un rêve.
— Hein ?... Quoi ?....De quoi tu… ?
 
En guise de réponse, Michael lui envoya son plus beau sourire.
 
— Oh et puis zut, tu veux jouer au débile, ben tu vas être servi ! Je vais les chercher !
— Non ! Ne fais pas ça !
— Et pourquoi ? Pour devenir complice de tes conneries ? Non merci ! Tu assumes et tu te débrouilles avec les grands chefs !
— Non Daniel, j’t’en prie, réfléchis un instant, elle le mérite…
— Elle ?
 
*
 
Non ! Pas elle !
Pas cette noirceur infinie sans fond et sans forme !
Elle revenait l’avaler ! Il fallait fuir ! Fuir vite et loin !
Mais où était la lueur !
 
Soudain, au milieu du chaos obscur, une voix retentit.
Une voix qui portait la lueur !
C’était évident !
C’était ça la source !
La voix ! Sa voix !
Gonflant son corps de courage, elle fouilla les ombres de son nouveau regard et plongea là où scintillait les vibrations de la voix !
« J’arrive ! »
 
*
 
C’est certainement très risqué. Et si je me fais prendre, je vais surement le payer cher.
Personne ne voudra m’aider, pas pour ça. Ils ne font que me traiter de fou, tous. Je n’attends rien d’eux mais ils ne cessent de me brider, ne faisant que me répéter des choses atroces sans aucun sens !
Alors je vais le faire, pour elle.
Pour le reste, je verrai le moment venu !
 
*
 
« Moïra ! »
A travers la pluie horizontale de couleurs et de formes, la source se percevait !
Une fontaine dont l’aura émanait plus que tout le reste.
Il ne fallait pas lâcher.
Les griffes de ténèbres fouettaient l’air autour d’elle, déchirant les couleurs, hurlant leurs tentacules sombres et froids !
Plus vite ! Encore plus vite !
 
Malgré la panique et le danger, son cœur bondissait dans tous les sens, cognant d’excitation contre son torse ! Elle pouvait happer de son regard tout ce qui se passait autour d’elle, un festival de vie qui l’emplissait de bonheur !
 
Sautillant comme un faon – son animal préféré – elle zigzaguait, folle et fraîche, dans cette nuée d’aquarelles aux textures sucrées ! C’était si bon !
 
Par-delà les vitesses et furies, la source s’approchait !
Ça devait être le Soleil, au moins !
Une boule débordante de traits, de faisceaux, de flammes jaillissantes, de voix et de douceur. Un éclatement continu et bienveillant, inondant de calme et de lumière tout l’autour.
C’était là, la source !
« Moïra »
« Je suis là »
La source palpita.
 
*
 
Je ferai tout pour la sauver de l’obscurité dans laquelle elle vit !
Je refuse de la condamner, même si je n’y suis pour rien !
Même si ce n’est qu’un temps, je détruirai sa cécité. Je lui offrirai ce monde, ses couleurs et mon visage ! Je serai celui qui lui donnera ce cadeau, et elle verra, par mes yeux, l’expression de mon amour pour elle.
 
*
 
— Mais t’es pas bien Michael ! On n’peut pas faire ça ! Arrête tout !
— Il faut attendre que ça se finisse.
— Tu sais combien coûte cet engin ?
— Oui je sais.
— Tu sais combien ça coûte de s’en servir ?
— Oui je sais.
— Tu sais qu’on ne peut pas le lancer à la légère ! Ces simulations valent une blinde !
— Ravi de voir que la science médicale aide avant tout les patients…
— Arrête avec ton ironie et sors le sujet de là !
— « Le sujet »… Tu es désespérant de froideur Daniel…
— Je m’en fous. Coupe tout et ouvre !
— Pourquoi on ne peut pas l’aider ? Il s’agit juste d’un rêve…
— Mais t’es vraiment givré… Ouvre ce truc Michael… On ne peut plus rien pour elle… Ni pour…
 
Daniel n’eut pas le temps de finir sa phrase. L’énorme caisson simulateur émit la sonnerie caractéristique de fin de programme. Il fallait encore attendre que ce qu’ils surnommaient « l’araignée synaptique » se décroche, lentement, du crâne du patient.
               Ignorant le regard lourd de reproche de Daniel, Michael s’approcha du gigantesque sarcophage dont le prix valait plus de la moitié de l’hôpital.
               Une fois les constantes rétablies et le signal vert affiché, Michael, ému, ouvrit l’appareil…
 
*
 
La source explosa dans une lueur chaude qui se refroidit bien vite.
Elle était bien, comme quand elle était allongée dans l’herbe grasse.
Au-dessus d’elle, les formes d’un visage, visible, discernable non par le toucher mais par ses yeux à elle.
« Moïra, dit le visage. »
La bouche se tordit pour dessiner une jolie expression.
« Tu souris, dit-elle. »
Des larmes lui montèrent aux yeux. Le visage se mit aussi à pleurer.
« Je t’aime ma fille. Tu vois comme je t’aime ? »
Elle observa, incapable de s’en détacher tant la sensation était belle, les deux yeux qui la regardait elle. Deux portes ouvrant sur un monde de mystères, deux vannes déversant sur elle des torrents d’amour. Et cet amour remplissait tout son corps, faisant flotter son cœur jusqu’à ce qu’il déborde d’elle par ses yeux et sa voix.
« Oui papa, je le vois. »
Temps de larmes et de joie.
« Papa, j’ai fait un drôle de rêve… »
« Oui, je sais, moi aussi, j’ai fait un rêve ! »
Ils rigolèrent tous les deux, comme si le mal n’existait plus.
« Alors je suis réveillée là ? Et je peux quand même voir ? »
Le réveil…
Avec lui venait la douleur.
 
*
 
— Réveillez-vous Maxime.
 
               L’interpellé battit lourdement des paupières. Il fallait toujours un temps d’adaptation en sortie de ces séances…
               Daniel attrapa Michael par le bras et l’entraîna à part, tandis que Maxime, dans le caisson, inspira bruyamment.
 
— Tu sais que c’est un patient critique ! Pourquoi faire ça ? maugréa Daniel.
— Tu as lu ses carnets comme moi. Tu sais qu’il est malheureux de n’avoir jamais pu lui rendre la vue…
— Oui, c’est le principe quand on est aveugle ! Je sais surtout qu’il n’a jamais accepté la disparition de sa fille !
— C’était son unique but Daniel, le rêve de toute sa vie ! Il lui est impossible de se définir autrement, et toute possibilité lui a échappé après son accident. Il a tout perdu le pauvre…
 
               Daniel hésita. Etait-il touché ? Cela n’avait plus d’importance.
 
— Tu n’peux pas te laisser autant atteindre Michael. Tu ne tiendras pas. Et tu n’peux pas enfreindre le règlement comme ça, surtout avec ce genre de simulateurs…
— Peu importe. Je l’ai aidé à…
 
               Il y eut un gémissement derrière eux. Tous deux revinrent vers Maxime qui s’éveillait, entre apaisement et tourments.
               Il leva la tête vers eux et sourit :
 
— J’ai fait un rêve…si…je n’sais pas…je…elle était si heureuse !
— Calmez-vous Maxime, tout va bien. Respirez calmement. Rendormez-vous si vous voulez.
— Michael, lui souffla Daniel à voix basse mais encore chargée de reproches, qu’est-ce que t’as fait ?
 
               Michael, les yeux embués, leva la tête vers son supérieur et lui sourit :
 
— J’ai fait un rêve.