NOSTALGIE…


La première fois que je suis arrivé devant cette échoppe, c'était il y a exactement 10 ans !
10 ans jour pour jour !
Un hasard absolu, lors d'une promenade un peu assommante avec les parents qui voulaient « prendre le bon air ».
Je m'en souviens forcément, car c'était mon anniversaire, et je me rappelle mon âge ce jour de la découverte miraculeuse de l'espèce de bazar fourre-tout que représentait pour moi cet assemblage de travées, d'étagères, de choses pendues ça et là, un endroit où je pouvais trouver une fronde avec du vrai cuir, du véritable caoutchouc, du bois exotique ! J'avais 10 ans
Et cet endroit, et ces gens, ils m'attirent chaque année à ma date anniversaire, et j'en retire à chaque fois un émerveillement qui me renvoie à ce premier jour de la révélation de l'existence d'un tel chef d’œuvre, de l'aboutissement d'années d'accumulation, de rassemblement, d'empilement, de superposition et d'emboîtage de milliers d'objets de toutes formes, de tous usages et de toutes origines.
Et, à chacune de mes venues annuelles dans ce lieu d'une sorte de pèlerinage, je suis toujours aussi surpris de constater que les deux tenanciers, à l'instar de leur capharnaüm, restent inchangés !
10 ans qu'ils n'ont pas bougé d'une ride, d'un cheveu blanc, d'un iota de vivacité dans le geste ou le regard, 10 ans que je me retrouve adolescent dès que tinte la vieille clochette de la porte d'entrée
C'est un couple harmonieux de beaux vieillards, de ces nobles anciens qui se ressemblent étrangement comme frère et sœur à force de vivre ensemble depuis si longtemps, ainsi que tous les ménages un peu âgés.
Si l’on a beaucoup de chance, on les trouve au hasard d’une promenade erratique, dans une boutique désuète, au beau milieu d'une ruelle décrépite d'un quartier vieillot au cœur séculaire d'une ville démodée dont tous les chemins délabrés aboutissent à un port suranné et exigu.
Elle porte joliment le charmant nom d’Augustine ; elle arbore au dessus de sa toujours longue robe noire à petites fleurs violettes un large tablier bleu à bavette un tantinet décoloré, muni d'une gigantesque poche kangourou qui laisse apparaître une multitude de bosses dues à on ne sait quels objets mystérieux.
Elle est l’âme de l’échoppe, la mémoire jamais prise au dépourvu de ce que l’on nomme la logistique, ailleurs, dans le vrai monde, mais qu’entre eux, avec leur jargon archaïque, ils ont baptisé plus familièrement le stock.
Elle a également l’emprise totale et la responsabilité intégrale de tout l’argent qui entre ou qui sort de leur minuscule entreprise familiale, comme le faisaient toutes les femmes de son temps lointain, de son époque reculée.
À ce titre elle a la pleine disposition du fauteuil spécialement commandé pour la caisse il y a si longtemps, un siège surélevé en rotin solide qu’elle a depuis peu agrémenté, pour des raisons de commodité, de coussins confortables qu’elle a brodés à la main durant ses journées d’attente.
De ce poste de contrôle, elle voit et entend l’ensemble de ce qui se passe dans la boutique, elle est « in-dis-pen-sa-ble », dit cinquante fois par jour son mari…
Lui s'appelle tout bêtement Ferdinand et il est vêtu, par-dessus une chemise invariablement blanche et éternellement cravatée de bleu, d'une ample blouse grise délavée ; il a le chef couvert d'un béret d'un autre temps et, en équilibre sur son oreille droite, un antique crayon en bois mâchouillé semble être là, en attente, depuis toujours.
Il est le génie local du bricolage, sait trouver l’astuce qui permettra au client embarrassé et avare de réutiliser, grâce à une patte tarabiscotée à angles bizarres, un élément de cuisine retrouvé à la cave.
Lui seul peut également, de deux coups de son vieux mètre pliant et après un calcul effectué mentalement tête levée en visant un endroit du plafond qui l’inspire certainement, vous énoncer la liste du matériel nécessaire pour le montage que vous envisagez.
Ces deux-là, ils n’ont pas d’âge, ou plutôt ils n’en ont plus, nul ne sait depuis quand ils sont là, mais tous sont certains qu’ils y seront toujours, éternellement, « ad vitam æternam » comme dit le curé après avoir fini la bouteille de vin de messe…
On vous y sert patiemment cent grammes de pointes de quinze à tête plate pesées en cascade sur la rituelle balance à deux plateaux de cuivre astiqués « à blanc » puis placées, en un tournemain et avec une adresse née d’une longue habitude, dans un cornet tiré d'un énorme catalogue de papier peint épais datant des années 40.
On vous y dose à gestes extrêmement précautionneux deux mesures bien servies d'hyposulfite de soude pliées avec soin dans un petit sachet en véritable papier d’Annonay.
On vous y déniche en un instant, après quelques secondes de profonde et profitable réflexion, de l’antique papier tue-mouches spiralé et gluant dont on vous donne verbalement le mode d’emploi le plus efficace.
On y fait, les veilles de fêtes carillonnées, l'emplette de minuscules flacons en verre couleur bleu des mers tropicales bouchés à l'émeri afin d’y conserver des restes de parfums rares ramenés d’Égypte.
Les nouveaux clients de passage, au rythme effréné, parfois, d’un par semaine, sont fréquemment éberlués par les prix pratiqués dans ce commerce d'un autre temps : le plus souvent, la somme inscrite au crayon gras sur l'emballage figure encore en anciens francs, ceux d’avant, ceux d’il y a plus d'un demi siècle.
De toute la ville, c'est un des rares bataclans à utiliser encore autant de centimes, puisque l’honnêteté foncière des boutiquiers les a empêchés d’arrondir les prix, même la simple idée de le faire ne les a pas effleurés
Si vous parvenez par un bonheur extraordinaire à pouvoir vous laisser oublier un moment dans un recoin plein d’ombres de vieilles casseroles émaillées ornées de fleurs naïvement peintes, sous le prétexte fallacieux de calculs à faire pour connaître le nombre exact de boulons de quatorze que vous allez commander, vous irez de surprise en surprise !
Vous y apprendrez incidemment qu'on ne trouve pratiquement plus de bidons à lait en aluminium, au grand dam des quelques clientes d’un autre siècle fréquentant les lieux bien plus pour le plaisir du bavardage qu’avec le besoin d’un achat quelconque.
Vous y découvrirez avec une stupeur apparemment partagée par Ferdinand qu'il ne reste en réserve que deux machines à ré-aiguiser les lames de rasoir émoussées.
Il vous y sera fait part, à voix basse et avec mine de circonstance, de la disparition certainement très prochaine des clavettes bien de chez nous, puisqu’on tient « de source sûre » que tout ça va être fabriqué du côté de la Cochinchine, par là, ou pas loin…
On vous y avisera tristement avec de nombreux et gros soupirs que l'usine de Mulhouse a stoppé depuis peu la fabrication d'arrosoirs en duralumin, parce que maintenant, ça y est, on n’en tient que pour le plastique !
Vous en ressortirez étonné, décalé et un peu perdu, muni de quelques obsolètes tapettes à souris, d'une encombrante ventouse en caoutchouc rose pâle et de cinquante grammes « bon poids » de cavaliers de trois centimètres flambant neufs.
Mais, ce que vous rapporterez surtout sans même le savoir de cette visite, sans pour cela avoir versé un seul centime, c'est des tonnes et des tonnes de nostalgie la plus pure, de celle qu’on ne trouve nulle part ailleurs, de celle qui n'a pas de prix !
Vers 18 h, Augustine a quitté son tablier bleu, elle attend sur le trottoir, en respirant l’air du soir descendant, son Ferdinand qui replace les volets usés sur les trois modestes vitres de son insignifiante propriété, et qui enlève la poignée antédiluvienne.
Un peu plus haut que son béret, l'enseigne très «vieille France» fixée légèrement de guingois au-dessus de la porte d'entrée proclame fièrement :

BAZAR-DROGUERIE-QUINCAILLERIE

Alors ils partent bras dessus, bras dessous on ne sait où, sans doute quelque part au paradis archaïque de la droguerie ancestrale et traditionnelle
Une fois les rideaux tirés, aujourd'hui encore, ces deux vieux coquins, ils ont rajeuni d'une journée !