Que j'aime sentir le soleil du matin sur mon visage. Cela me donne de l'énergie pour la journée ! Je m'installe sur mon fauteuil près de la fenêtre. Je ferme les yeux. Depuis combien de jours suis-je ici ? Dans cet… hôtel ? On frappe à la porte de ma chambre. La dame du matin, toujours en uniforme blanc, entre. Son vêtement n'est vraiment pas joli, mais elle est gentille et souriante. Elle m'apporte mes médicaments. Il faudra que je demande à Maman de préparer une pizza. J'adore les pizzas, surtout quand il y a beaucoup de fromage dessus et des olives noires. Mais pas d'anchois, elle le sait bien Maman.
Voila ma copine de chambrée. Elle est vieille mais de bonne compagnie. Elle n'est pas bavarde. Moi non plus, alors on s'entend bien. On regarde la télé parfois. Quand était-ce ? Hier ? Oh, je ne me souviens plus... Nous avons suivi les déclarations du président. Je n'ai rien compris. En plus, ça n'était pas Giscard. Pas du tout. Un inconnu. Il faisait des estimations, des calculs, et des programmes. Rien compris.
J'ai dû m'assoupir… J'entends ma copine chantonner. Je ne me souviens plus de son prénom. Il faudra que je le lui demande. « Une poule sur un mur qui picore du pain dur, picoti, picota, lève la queue et puis s’en va », je la connais cette comptine. J'ai lu des histoires de poules et de poussins à mon Gérard tout l'après-midi. Il ne s'en lasse pas. Il adore les ambiances de ferme avec vaches, cochons, coq de basse-cour… Pour ça, il ressemble à son père. J'aime les voir tous les deux construire des cabanes dans les bois derrière chez nous.
Je ne sais pas si on est le matin ou l'après-midi. Je n'ai pas faim. Il n'y a pas longtemps que j'ai dû manger. Ah, une visite ! C'est peut-être Violaine qui vient jouer au ballon avec moi. J'aime jouer à la bal avec Maman. Mais... Maman ne s'appelle pas Violaine… Ah, mais je suis un peu perdue en ce moment. Ma tête est comme remplie de brouillard et de cailloux.
C'est Gérard qui me rend visite. Quel bonheur ! Je chuchote à ma voisine « c'est mon fils, il est beau hein! ». C'est vrai qu'il est beau, c'est mon petit. Il me sourit. Mais que ce passe-t-il ? Qui est cet homme ? « C'est Gérard, Maman ». Mais je vois bien que ce n'a pas lui enfin ! Il me prend pour qui celui-là… Le fait est qu'il me prend la main et s'installe sur le lit en face de moi. Il a de grandes mains chaudes et douces. C'est agréable. Mais cet homme… c'est mon Raymond ! Où étais-tu ? Je t'ai attendu une éternité.
Emmène-moi danser Raymond ! Partons en vacances dans notre 2cv bleue. J'ai déjà imaginé un itinéraire d'été : traverser la France, direction Nice ! Où ai-je mis mon bikini et mon chapeau ? On rêve du sud toi et moi hein, « ça nous apprendra à naître dans le nord » tu dis toujours. Ah, mais tu pars déjà?! Je prépare mes bagages et t'attends là Raymond. Je t'attends. J'attends.

J'entre dans sa chambre. Elle est assise dans son fauteuil à côté de la fenêtre. Elle semble détendue et me sourit, son regard s'illumine. Je me retourne pour fermer la porte et l'entends chuchoter à sa voisine : « c'est mon fils, il est beau hein... ». Je m'avance alors vers elle, longeant les deux lits de la pièce. À l'instant où je me penche pour l'embrasser, je me demande dans quelle faille temporelle je suis tombé, là, juste le temps de faire les six pas qui me séparaient d'elle.
Son visage est fermé, ses yeux éteints. « Mais qui êtes-vous ? » me demande-t-elle froidement. « La reine d'Angleterre maman ! » ai-je envie de lui répondre. « C'est moi, Gérard, ton fils ». Puis rien, elle s'évade, erre je ne sais où. Il ne reste que l'enveloppe. Le décor. Je m'assoie et lui prends la main.Tournée vers la fenêtre, elle fixe un point invisible. Son visage n'exprime aucune émotion. Nous restons là sans parler, presque sans bouger pendant toute la durée de ma visite.
Enfin, je me lève, l'embrasse et quitte la chambre 243 puis le bâtiment C de l'hôpital. Je me retiens pour ne pas courir. Fuir. Partir et oublier… « Oublier », oui, elle a tout oublié. Ses souvenirs ont été effacés. Elle ne se souvient pas de nos rires. Lorsque nous étions avec papa et Violaine. Nous inventions des chansons, elle s'installait au piano et nous dansions et chantions à tue-tête, jusqu'à n'en plus pouvoir.
Elle ne se souvient pas non plus de l'astuce inventée pour me faire manger des clémentines. Elle « déshabillait » le fruit méthodiquement, détachait une à une les « cocotes » gorgées de jus, et les disposait à la queue-leu-leu sur la table. « Quand trois poules vont aux champs, la première va devant, la deuxième suit la première et la troisième va derrière ». Je riais et mangeais la clémentine sans y penser. Où tout cela a-t-il était englouti ? Dans quelle faille ?
Revenir dans mon quartier me réconforte, je retrouve un cadre familier. Je vais téléphoner à Parrain et lui proposer d'aller boire une bière en terrasse, face à la mer. Une vieille dame passe sur le trottoir d'en face. Elle va à petits pas, tranquillement. Je sens une force en elle. À n'en pas douter, elle est au bon endroit, elle est sur sa trajectoire. Un passé, un présent, un futur. Point d'errance, point de dérive.
Je traverse le jardin public et observe une tourterelle prendre son envol. Elle tient un branchage dans son bec. Elle n'a pas d'état d'âme, ne se pose pas de question. En ce joli printemps, elle prépare son nid. La vie suit son cours comme une évidence.
Arrivé à l'angle de ma rue, un chat me surprend. Vif comme l'éclair, il vient de sauter par une fenêtre ouverte. C'est le chat du gardien de l'immeuble. Que garde-t-il au juste cet homme? Que garde-t-il de toutes ces existences qui se construisent à l'abri de son immeuble? Son chat s'appelle Remember. Quelle idée...