Lorsque j’étais vieille. 
 
Nous entrons dans la résidence. L’équipe composée seulement de deux personnes, mon preneur de son et moi, est accueillie par la directrice, une femme plantureuse, la quarantaine enjolivée d’une veste en lin fleurie sur un pantalon uni.

Gros plan sur ses chaussons qui ressemblent aux pantoufles que portent d'habitude les résidents dans ce genre d'établissement. Je braque ma caméra vers ses pieds, comme si je devais faire la mise au point, pour filmer cette particularité, attendant l'interview exclusive que nous allons réaliser avec elle. Remontant mon objectif vers le haut, je note d'autres détails surprenants sur ce visage frais : des boucles d'oreilles serties de poussière de diamant orné d’ambre, sur les sourcils, une ligne au crayon comme c'était la mode dans les années cinquante, un col Claudine…

Ses premiers mots nous surprennent : une voix chevrotante, éraillée, nous interroge si nous avons fait bonne route, si le tram était à l'heure… Il n'y a plus de tram dans les Ardennes depuis les années 50, nous avons pris l'autoroute. Elle hésite, nous demande ensuite si nous voulons un thé qu'elle s'empresse, à pas prudents, d'aller nous chercher, traînant ses drôles de savates derrière elle. Mon compagnon et moi nous regardons malicieusement. Celui-ci déclare :
-        Mascarade ou pas?
-        À nous de voir, on sait pourquoi on est ici !

Je repense à l'article arrivé à la rédaction la semaine dernière, portant le titre pompeux : « Une nouvelle directrice à la maison de repos les Guignols ». L’article disait : « Madame Clémence Dortu avoue être une ancienne résidente qui rajeunit. Ayant pris la place vacante de l'ancienne directrice de cette maison de retraite que tous ont bien connu dans ce village, elle régit d'une main experte son personnel. » Le patron à Canal D, la télévision locale, nous a donné son blanc-seing pour un reportage inédit…

Revenant avec le thé, elle croise les jambes, retrousse ses manches sur ses bras pulpeux et nous affronte d'emblée :
-        Ça vous parait bizarre? Ne me demandez pas mon âge, je suis incapable de me le rappeler, mais voici des photos.
Après avoir regardé les photos qu'elle nous tend, nous lui posons les premières questions :
-         Comment êtes-vous arrivée ici?
Et là, commence une fabuleuse histoire, Clémence raconte…

«L’ancienne directrice et moi nous connaissions depuis l’enfance. Je venais d’arriver dans ma famille adoptive quand elle est née. Nos mères étaient voisines et, malgré ma taille adulte si l’on peut dire, j’avais un âge mental de dix ans dans un corps de vieille, la maturité d’une fillette qui découvre les rôles dévolus à son sexe. Aussi, privée de maternage puisque, jusqu’à mon adoption, à cause de ma bizarrerie physique, j’étais passée d’hôpitaux psychiatriques en institutions, puis en famille d’accueil, j’avais envie de pouponner Adeline… un prénom à la mode en ce temps-là. La voisine qui travaillait beaucoup, nous déposait son bébé du matin au soir, confiante que ma pseudo génitrice, s’occuperait d’elle autant que moi.

J’ai toujours gardé l’œil sur ma petite chérie et, en grandissant, notre différence d’âge resta longtemps peu perçue par Adeline : j’adorais me rouler dans l’herbe autant qu’elle, concourant à quatre pattes à celle qui dépasserait l’autre, jouant à la miche-popotte dans les prés fleuris qui bordait notre hameau, où personne ne s’étonnait de nos différences de taille et de mentalité.

C’est plus tard, à l’adolescence, qu’Adeline prit conscience que, contrairement à elle, j'avais la peau fanée, des rides au visage, et surtout, une connaissance du monde qui lui échappait. Et, lorsque mes déductions logiques dépassaient son entendement, elle me disait que je venais d’une autre planète, très éloignée de notre univers… Ces mots résonnaient en moi, car mon parcours d’enfant à haut potentiel m’avait initiée à la relativité du monde, en particulier à la théorie de la relativité du temps. J’avais appris d’instinct à calculer les courbes spatio-temporelles et lui expliquai que l’espace-temps peut se rétrécir ou s’allonger, et même s’inverser en un même point, de façon à faire coïncider deux instants différents d’un univers à l’autre, que futur et passé peuvent se rejoindre, aspirés par des trous noirs, de sorte qu’un atome peut se trouver à la fois dans un endroit et dans un autre.

Ces explication ne convainquaient guère Adeline, mais elle restait mon amie. Ensuite, nous avons commencé à rencontrer nos amoureux. Comme deux jumelles qui apprennent à vivre chacune leur aventure, nous nous sommes éloignées l’une de l’autre : elle, dans sa bulle avec celui qui allait devenir son mari, se dépêcha de fonder une famille. Moi, de mon côté, je cumulais des aventures sans lendemain.
Aujourd’hui, on m’aurait cataloguée de femme – cougar ! » ajoute-t-elle comme une incise en souriant. Nous sommes suspendus à ses lèvres, pendant qu’elle continue son récit :

« J’avoue que c’est moi qui rompait la première, de peur de révéler mon identité rajeunissante à l’homme qui se contentait lui, de vieillir…

Heureusement, par la suite, je me suis assagie, préférant éprouver, dans mes études et différentes professions, les plaisirs des voyages et la satisfaction d’être reconnue le peu de temps que j’y restais.

C’est quand ma mère est morte, après un long cancer, que je me suis rapprochée de mon lieu d’adoption, ma terre de cœur, le hameau où j’avais apaisé mon âme avant d’assumer mon destin. J’ai réintégré la maison qui se délabrait à l’inverse de mon corps qui rajeunissait et retrouvé mon amie d’enfance…  Où en étais je déjà ? demande-t-elle un peu confuse, en nous dévisageant, mon preneur de son et moi, puis elle enchaine : « J’en étais au moment de ce retour au bercail, à peu près à la moitié de ma vie…

Au début, elle ne m’a pas reconnue, croyant trouver au domicile de maman une de ses sœurs, ou même une nièce qui avait hérité, je suppose qu’elle me croyait disparue depuis ce temps. Elle était devenue une femme épanouie et, divorcée d’un homme qui avait mangé sa jeunesse, ses enfants partis du nid, elle était revenue loger dans cet endroit qu’elle avait aimé toute petite, abordant, elle aussi, un retour aux sources.

Elle me confia que c’est l’odeur d’une tarte aux pommes déposée à refroidir sur le bord de ma fenêtre voisine qui l’avait d’abord surprise en plein émoi, en pleine nostalgie d’un je ne sais quoi… Alors, invitée à partager un thé autour de la table de la cuisine, elle m’observait attentivement. Mes gestes lui évoquait quelque chose, le timbre de ma voix la rassurait, m'avoua-t-elle. Au moment de déclarer mon identité, je ne sus que répondre, de peur d’être rejetée comme l’avaient fait mes amoureux, mes employeurs, mes infidèles amis. Je mentis !
Nous fûmes d’accord cependant de continuer à nous côtoyer. Nos rapports lui faisaient du bien, exprimait elle. Quant à moi, nos relations complémentaires m’enchantaient !

Je voyais bien combien elle s’impliquait dans son travail dans la résidence pour seniors où elle m’invitait parfois pour un goûter ou la fête d’anniversaire d’une des personnes fréquentant l’établissement. J’y allais volontiers, ce contact avec les résidents vivant leurs derniers instants m’apaisait, me rappelant mais à l’envers, des souvenirs de ma propre décrépitude lorsque j’étais vieille, me rappelant les angoisses, les incertitudes que j’avais vécue autrefois quand les mêmes institutions m’avaient incomprise et laissée pour compte, obsolètes par défaut d’explications, par ignorance de mon processus d’évolution.

Je me posais la question : pourquoi le grand univers avait-il décidé de me permettre de grandir à l’envers du reste de l’humanité ? La question de ma vie et la réponse que je devais trouver en moi restait en suspens.

Heureusement, il y eut Adeline.

Un jour que nous passâmes ensemble, j’avais à peu près le même âge qu’elle, je décidai de lui passer mes robes devenues trop petites, trop étroites, un peu démodées à mon goût, mais pas pour elle. Et, alors que nous étions dans ma nouvelle chambre rénovée grâce à l’argent  gagné lors des procès que j’intentai face aux institutions qui m’avaient reléguée dans l’oubli, nous étions seules devant le miroir de la coiffeuse, dernier objet hérité de ma maternelle, lorsqu’elle dit soudain me reconnaître !

Photos à l’appui, celles mêmes que je vous ai montrées au début de notre entretien, et comptes-rendus des procès déposés sur la commode, elle aussi héritée, je lui dévoilai alors ma vérité : j’étais née vieille, et grandissait en rajeunissant ! Elle trouva cette confidence incroyable mais me crut instantanément. Saisies de sanglots et courbées sous les émotions, nous nous prîmes dans les bras…

Plus tard, devant mes angoisses de rester seule, de devenir comme le bébé qu’elle était la première fois que nous nous étions rencontrées, elle m’assura qu’elle prendrait soin de moi, jusqu’à cette fin conjointe que nous redoutions l’une et l’autre, moi, de redevenir un embryon sans ventre dans lequel je pourrais régresser et me désincarner, elle de mourir abandonnée de tous. C’est ainsi que nous nous sommes rapprochées. Comme vous le savez, elle a fini ses jours prématurément et moi j’ai pris la relève à la direction de la résidence pour personnes âgées où je pourrai, avec la collaboration de l’équipe médicale, continuer mon évolution jusqu’à ma renaissance, tout en égayant de mes babils la solitude des résidents vieillissant à l’endroit. »

Tout est dans la boîte, tout dans les bobines d’enregistrement. Mon preneur de son et moi, nous avons passé cinq heures avec Clémence Dortu, sans nous rendre compte un seul instant que la nuit est tombée sur l’hospice. Tous sont allés se coucher et le matin est en train de renaitre de ses cendres. Nous marchons dans les corridors.

En fermant la porte de la résidence, le personnel de jour, étonné de notre départ aux aurores, nous tient sur le pas de la porte et nous questionne sur ce que nous sommes venus faire là. Nous argumentons que nous étions venus interviewer la directrice, sur invitation, présentons nos cartes de journalistes, ce à quoi l’employé qui semble être le chef rétorque en insistant trois fois de suite, comme si nous étions sortis des aliens :  

-        La directrice ? mais il n’y a pas de directrice ici, c’est un gestionnaire, monsieur Duval qui dirige la résidence…