— Vous savez tout à présent, M. Riesmeyer, je suis à votre disposition si avez la moindre question. Il va sans dire que la procédure est coûteuse. Emotionnellement parlant, j’entends. Tous les détails financiers ont bien sûr été réglés avec vos parents, mais vous êtes bien informé je suppose. Personne n’attend que vous soyez plus brave que vous ne l’êtes. Prenez un temps pour faire un pas de côté, métaphoriquement bien entendu, et laissez mûrir toutes ces informations avant l’intervention. Lorsque vous vous sentirez prêt, adressez-vous à Mlle Rochemard. Oui, c’est cela, l’infirmière générale avec le calot rouge et bleu, celle avec qui vous vous êtes entretenu à votre arrivée. Elle vous fera remplir le dernier formulaire de consentement et nous mettrons en œuvre la première phase de l’opération.
Vathiste avait toute la peine du monde à se concentrer et à être présent. Les secondes se déroulaient devant lui comme un rouleau de sopalin. Il vit la main du docteur Alietsohn flotter autour de son épaule, donnant un geste de consolation que le corps médical ne s’autorisait que rarement. Alietsohn vit une sorte de biais anhédonique dans le regard du jeune homme, replia nerveusement ses lèvres contre ses dents, redressa son nœud papillon à pois aurore et recolla sa fine mèche de cheveux noirs à l’aide de sa petite main grasse. Il fit avec élégance un dégagé plié pour se retourner et sorti de la Salle de Décision Opérationnelle le dos droit.  
« A tout à l’heure, M. Riesmeyer. »
 La porte se ferma en cisaillant l’air. Le silence alourdit soudainement l’atmosphère de la pièce, laissant Vathiste seul avec son désarroi. Il joignit ses deux mains contre son coccyx et entama une ronde de chagrin dans le sens horaire. Des idées malodorantes claquaient et rebondissaient à l’infini contre son crâne. Une libellule aux reflets verts siffla contre ses boyaux et le fit partir dans l’autre sens. Il tourna comme cela au grès des stridulations et craquètements pendant une soixantaine de secondes puis multiplia l’expérience vingt fois. Les idées arrêtèrent de cogner dans tous les sens, Vathiste avait fini par trouver la paix nécessaire. Il trouva la pétillante Rochemard qui le fit signer les derniers documents et l’accompagna dans la Grande Salle d’Opération.

Il passa devant une cuve cylindrique bleue opaque dans laquelle flottait le corps inerte de sa grand-mère. Une tête rasée se faufila entre les eaux pailletées et visqueuses, il aperçut un visage rendu méconnaissable par un respirateur artificiel. Il voulut avoir un mouvement affectueux, mais se reteint. L’absurdité que lui évoquait un tel geste contre la surface en polyéthylène n’était pas étrangère à sa pudeur. Il observa avec curiosité la demi-douzaine de personnes du corps médical s’agiter autour de la cuve. On brancha la tête de la vieille femme sur un réseau d’une trentaine de fiches colorées qui produisait un arc-en-ciel au milieu des murs blancs de la salle d’opération. Une longue fiche se séparait en deux pinces crocodiles rouges qui venaient serrer de leurs grandes dents deux tiges directement connectées à une partie du gyrus frontal inférieur et du lobule lingual. Le regard de Vathiste se posa sur deux autres personnes qui bougeaient des projections tactiles et faisaient des formes qui lui étaient incompréhensibles. Le jeune homme fût cordialement guidé par l’infirmière générale vers une cuve rouge vide qui faisait face à la première, et fût accueilli par le chef chirurgien des opérations.
— M. Vathiste Riesmeyer, né le cinq mars deux-mille-cent-quatre-vingt-dix-neuf à huit heures cinquante-trois à la clinique de Paris-libre, reconnaissez-vous comme vrais les documents signés faisant foi de votre consentement, et vous portant garant pour Mme Elise-Yan Riesmeyer ?
L’intéressé acquiesça d’un geste pincé, gêné par cette cérémonie grotesque. Il fût ensuite placé au centre de la cuve, mis sous respiration artificielle et patché de fils de couleurs. On versa le même liquide visqueux qui remplit le récipient comme une pâtisserie. Le docteur Alietsohn réapparut en exécutant une arabesque simple qui laissa bouche bée l’ensemble du personnel. Il fit une si forte impression que des chuchotements d’estimes commençaient à naître, l’obligeant à un geste de main ferme pour rétablir la solennité que la situation requérait.    
— M. Riesmeyer, clignez des yeux si vous m’entendez. Bien, vous allez être endormi et vous vous réveillerez dans l’Espace Sécurisé de Transition. Vous aurez une dernière fois la liberté de faire marche arrière ou de continuer votre cheminement. Si vous persévérez, vous entrerez dans l’Espace de Dialogue Autonome dans lequel nous n’avons plus aucun contrôle. A chaque instant, vous pourrez claquer votre langue contre votre palais, ce qui enverra un signal depuis votre gyrus latéral droit. Vous serez alors immédiatement sorti de l’E.D.A. et placé en Salle de Réveil Post-opératoire. Clignez des yeux si vous avez compris. Bien, nous sommes le vingt-huit avril deux-mille-deux-cent-vingt-quatre, il est dix-huit heures zéro-sept. Nous pouvons enclencher la phase deux.   

L’équipe médicale s’activa dans une chorégraphie minutieuse et déclencha des battements calliphoniques qui firent osciller toutes les cloisons. La température du fluide glaireux de la cuve changea jusqu’à atteindre un tiède délicat et moelleux. Vathiste sentit son corps épouser toute cette texture délicieuse. Ses idées troubles disparaissaient avec le reste du monde tandis qu’il se tenait suspendu à un vide si imprécis et sombre que le moment put aussi bien durer l’espace d’un battement de paupière ou d’une vie entière. L’horizon noir fit émerger quelques lignes et teintes qu’il finit par reconnaître comme étant ses mains. Des pensées vagues se projetaient à nouveau dans les quatre coins de sa tête. Un immense espace cotonneux se dévoila, au milieu duquel se tenait un imposant miroir convexe au cadre d’argent. Ses esprits retrouvés, Vathiste se rappela, comme un vieux souvenir d’enfance, de l’E.S.T. évoqué par le docteur. Il s’approcha du miroir et vit sa tête dénaturée par la surface. Il ne se reconnaissait pas, s’approcha un peu plus et vit ses deux grands yeux ; l’un était noir comme l’ébène, l’autre avait deux pupilles inégales. Il voulut voir d’encore plus près cet œil difforme mais se fit aspirer tout rond par le verre froid et réexpédié comme un crachat de l’autre côté.    
« Ah ! Vous voilà mon cher Vathiste, il était temps ! »
Il reconnut la voix du docteur qui sonna comme une alarme dans toute sa tête.
—  Pardonnez l’intrusion dans votre esprit. Ce n’est pas tant le docteur qui vous parle que l’ami de votre famille, et je me dois de vous prévenir – oh, ne faîtes pas cette tête, c’est une main que je vous tends. Je me dois de vous prévenir, disais-je, que comme vous le savez l’Espace Sécurisé de Transition et l’Espace de Dialogue Autonome sont des projections de votre conscience et de celle d’Elise-Yan. Ainsi ne vous étonnez pas de faire quelques expériences… disons, insolites.  Soyez prudent comme les serpents, et simple comme les colombes. Ah, et tant qu’on y est, transmettez mes sincères amitiés à Elise-Yan.
De l’autre côté du miroir, il trouva sa grand-mère qui patientait sagement devant une porte comme on attend que l’on serve le thé. Ses cheveux dorés par l’âge faisaient des boucles qui la rendaient plus jeune. Elle ressemblait à la grand-mère de son adolescence.  
« Mamie, ma douce, je suis là pour t’aider à mourir. »
Sous la traverse du dormant, ils se donnèrent la tendresse que seul le silence autorise. Vathiste prit le bras de sa grand-mère dans le sien et ils commencèrent leur dernière promenade ensemble. Ils virent ce qu’Elise-Yan avait envie de partager de sa vie, ses souvenirs passèrent sous forme de bulles de savons. Certaines étaient amères et épaisses et d’autres fines comme de la feuille de verre. Lorsque le moment vint où le calme avait regagné leurs cœurs, la grand-mère se changea en vent chaud qui tourna comme une ballerine. Vathiste fit claquer sa langue contre son palais, l’air changea à nouveau, redevint rougeâtre et glaireux. Après que ses yeux aient repris leur place, on lui enleva son respirateur et l’arc-en-ciel pailleté.