Oppression



Nous sommes le troisième jour du septième mois de l’année 4517 sur le calendrier réformé. Comparé à ma vie d’homme, ce nombre résonne en moi comme une éternité, une fuite sidérale vers l’infini. Je regarde le temps s’écouler sur mon écran. Les secondes y défilent de façon impitoyable. Silencieusement, chacune d’entre elles sonne le glas d’une parcelle de vie qui m’échappe et s’évanouit dans le néant. Ma condition de mortel me parait alors encore plus éclatante.
Mon nom ne vous dira sans doute rien, mais je m'appelle Artan 1.0-VSW-soixante treize. Je suis un Titanien, représentant comme tous les autres, l'unique nationalité de l'espèce humaine qui peuple ce globe appelé Terre.
Je ne connais pas mes géniteurs, car dès la naissance, nous sommes tous élevés dans des maternités collectives et éduqués par classe d'âge dans des écoles adaptées, après un tri drastique. C'est la volonté de notre guide de nous offrir le meilleur, à chacun, selon nos aptitudes.
Depuis un mois, je travaille dans un désert carbonisé par un soleil implacable et sans une goutte d'eau à des centaines de kilomètres à la ronde. Ici, je suis en mission sur le gigantesque chantier de démolition d'une ancienne cité vide de tout occupant. J’officie sur un ensemble de ruines érodées, effondrées sur elles-mêmes, balayées par le souffle d’un vent brûlant et violent. Ma tâche est éminemment complexe et périlleuse. Je dois effacer jusqu'à la moindre trace des vestiges honteux d'une civilisation insignifiante datant du vingt et unième siècle. Je regarde avec dégoût les images chaotiques de cet amas minéral sur mon écran. Des murs, des formes géométriques se dessinent en filigrane à travers le brouillard de sable qui vole dans l’atmosphère. Cet îlot perdu et infect ressemble à une verrue. Dans le passé, ce site devait être une sorte de furoncle où fourmillaient des vies sans âme. 
Ma mission, très technique, consiste à employer des cohortes de robots spécialisés chargés de détecter, nettoyer et détruire toute trace de l’espèce dévoyée et lâche qui nous avait précédés. Après le passage des fureteurs et des fouisseurs-destructeurs, d'autres, des nettoyeurs, finiront le travail en rasant les infrastructures pour qu’elles retournent à la poussière. Mon action est symbolique, nécessaire, quasiment vitale pour la Nation. C’est un défi de tous les instants, motivé par l’intérêt publique et je ressens une légitime fierté à accomplir cette belle et noble charge. À mon modeste niveau je considère que je travaille pour l’expansion de notre empire. Bientôt, sur cet espace de nouveau libre, s'étendra la culture et la puissance Titanienne et j’en serai l’artisan de l’ombre. 
Notre civilisation est forte. Elle a été bâtie sur deux principes essentiels, la justice et l’égalité. Malgré cela, certains se demandent encore bêtement comment nous en sommes arrivés là. C'est assez simple à raconter, car l'histoire nous donne des explications très précises et glorieuses sur l'origine de notre Nation, Titania. Son concepteur et guide, Titan 1er, est mort il y a bien longtemps, au vingt-deuxième siècle, en 2106 et grâce à lui, toute forme de religion a été supprimée. Son legs est immense et nous lui en sommes tous redevables.
Pourtant, bien que tout soit parfaitement cohérent, j'ai l'impression confuse et bizarre que quelque chose m'échappe. Je sais que des rumeurs infirmant la version historique circulent, des rumeurs combattues par les contrôleurs du pouvoir. Ce qui se dit, ou plutôt, se susurre comme tous les ragots, c'est que tout a commencé grâce à la volonté d'un seul homme au pouvoir charismatique, Titan 1er. Que sous son impulsion, tout se serait progressivement et insidieusement mis en place. À l'époque, personne n'aurait vu venir le changement, annoncé sous des discours officiels convaincants et ceux qui avaient subodorés de quelconques manipulations auraient été vite dénoncés et neutralisés. En peu de temps, le chaos se serait installé et l'homme providentiel, Titan 1er, aurait imposé sa loi par le métal, le rayonnement et l'addition simultanée de quelques alliances vites rompues une fois son objectif de domination atteint. Ce monde, désormais uniforme, aurait été forgé sous son joug, dans la douleur et le sang. Des déplacements massifs de population, complétés par l'extermination à grande échelle des souches résistantes auraient abouti à une assimilation forcée, elle-même renforcée par l'adoption d'un langage unique. Très vite, les comportements auraient tous été codifiés au sein d'un dogme décliné en lois et règlements pour les détails du quotidien. C'est grâce à cette organisation, précisément décrite, que la pensée se serait uniformisée. Le plus troublant, c'est que ces rumeurs trouveraient leur fondement dans des documents retrouvés par hasard. Des livres d'histoires en papier, oubliés et non remis aux contrôleurs ou simplement remis tardivement par leurs découvreurs. Du papier, une matière organique polluante, considérée à juste titre comme une hérésie pour n’importe quel Titanien. Cette théorie farfelue résiste assez bien, car elle réapparait régulièrement. Pourquoi des Titaniens font-ils ça ? Je ne comprends pas leur attitude. Nos édiles, eux, les considèrent à juste titre comme des artisans de la théorie du complot ou des citoyens égarés qu’il convient de traiter avec bienveillance. Afin d’étouffer les délires paranoïaques de ces malheureux et éviter toute contagion au sein de la Nation, le pouvoir nous informe systématiquement et avec objectivité sur les nouveaux faits commis par ces individus. Il communique via ses médias. Il dénonce les paroles et les actes de ces personnes comme de possibles et vaines tentatives de déstabilisation menées par quelques rares individus malades ou irresponsables. Remercions notre système de protection, car grâce au travail de fourmi des contrôleurs, ces perturbateurs n'ont aucun impact sur la cohésion de notre Nation.
Cependant, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Parfois, je m’étonne d’avoir en rêve des pensées similaires. Ces rêves me décrivent d'autres mondes possibles, d'autres formes d'organisation sociale qui paraissent cohérentes. Mais ça, je préfère le garder pour moi, car s'il advenait que mon rêve parviennent aux oreilles de la police de la pensée, je serais immédiatement envoyé dans un centre psycho-médical. Là, on m'expliquerait, à grand renfort d'arguments techniques et scientifiques, qu'en réalité, il s'agit de cauchemars qui trouvent leur origine dans des erreurs que j'aurais commises, de mauvaises habitudes, répréhensibles car non conformes au code et règlement, donc dangereuses et contagieuses. À l'issue de ce premier bilan, on me transférerait aussitôt vers un centre d'éducation pour aider à l’amélioration des comportements. Franchement, je n’en ai pas envie. Pourquoi subir une thérapie pour des pensées sans intérêt ? Ils ont sans doute raison. Après tout, ce sont tous de hauts responsables, d'éminents spécialistes, des sommités dont l’intelligence vive ne saurait être remise en cause.
Je ne sais pas pourquoi, mais aujourd’hui, j’ai du mal à endiguer ces pensées parasites. C'est tout de même étrange. Il y a des coïncidences bizarres. Certaines de ces rares rumeurs se recoupent et se complètent. Il paraîtrait qu'après destruction des pièces qualifiées d'écrits négationnistes et subversifs, des enquêtes poussées permettraient de savoir qui a eu accès ou connaissance de ces documents. Je sais aussi qu'il se dit que les plus intelligents d'entre nous, vite repérés à l'occasion de tests précoces de QI sont envoyés dans des centres spécialisés pour développer de nouvelles technologies et travailler pour le progrès de notre humanité. Personnellement, je n'en ai jamais rencontré. Ils disposent, parait-il, de conditions de vie privilégiées. Ce doit être normal, vue leur contribution au bien collectif.
Mais ce genre de réflexion ne doit pas me détourner de ma mission. Dans mon véhicule blindé, un Hawk 8.2 bardé d'équipements électroniques pour commander et suivre mes cohortes de robots, je constate que le sondeur numéro B4.5, un engin de dernière génération, présenté comme d'une rare performance, m'envoie une image. En agissant de la sorte il m'alerte sur une situation anormale. 
Je me penche sur l'écran et j’observe des lattes de plancher partiellement soulevées ainsi qu'un objet qui se trouve en dessous. La définition n'étant pas satisfaisante, je ne parviens pas à déterminer l'origine du problème. L'autre information envoyée par mon robot précise la dimension de l'objet, sa nature en matière plastique et son contenu. À l’intérieur, se trouveraient diverses choses en cellulose.
Normalement, B4.5 n'aurait même pas dû m'avertir, il aurait dû entrer en communication directe avec un fouisseur-destructeur et faire son travail. Mais ce matin, parce que je suis un bon professionnel qui aime connaître et apprécier lui-même les limites de ses moyens, et bien que ce soit interdit par le règlement, j'avais décidé de modifier certains paramètres de plusieurs de ces nouveaux robots pour les tester. 
L'image étant un peu floue à cause de la poussière ambiante, je décide de me déplacer pour analyser moi-même le problème et en tirer des conclusions sur les performances de ces robots. Je revêts donc ma combinaison et mon casque anti-poussière pour sortir de mon véhicule.
Après avoir parcouru une bonne centaine de mètres dans ce ramassis de ruines grisâtres et rayonnantes de chaleur, je rentre dans une petite maison en pierre, celle que m'indique mon robot. 
Là, dans une grande pièce vide, j'aperçois B4.5, immobile avec une pince articulée pointée vers le sol. Il avait soulevé une partie de plancher poussiéreux. Clairement, il me désigne un vieil objet en plastique gris qui se trouve en dessous. 
Je ne dis rien, car je pressens quelque chose. Presque machinalement, je coupe l'alimentation de B4.5 et j'efface les dernières minutes de sa mémoire. Sans me l'avouer, je comprends que je vais commettre une infraction sans doute irréparable, mais inconsciemment, je ne peux pas résister. Je dois savoir. À par moi, il n'y a personne à moins de cinq cent mètres et le premier contrôleur se trouve à plus d'un kilomètre.
Je me mets à genoux, puis je décolle d'autres lattes. Une fois mis au jour, je découvre que l'objet dont il s'agit est une vieille valise. Imperceptiblement, mon cœur se met à battre fort, de plus en plus fort. Au plus profond de moi, je sens que tout ceci n'a aucun sens. Pourtant, je ne peux plus reculer.
J'ouvre nerveusement la valise et découvre un carnet avec des livres anciens d'histoire et de géographie en papier. Étrangement, ceux qui sont sur le dessus sont écrits dans une langue assez proche du Titanien. D'autres le sont dans des langues que je ne comprends pas. Ce que je remarque vite, c'est qu'ils datent tous de la fin du vingt et unième siècle. Leurs dates d'édition sont assez proches. Seules quelques années les séparent. 
Je les feuillette, les doigts tremblant. Pages après pages je constate que les images décrivant la vie de ces sociétés, leurs personnages illustres ainsi que les cartes, schémas et frises chronologiques, sont tous comparables. Une partie des rumeurs dénoncées par le pouvoir trouve son origine dans ces livres. L’ascension de Titan 1er, les guerres fratricides entre les Nations, tout y est. Je les parcours, vite, comme si je n'avais que quelques secondes pour les compulser avant qu'ils ne s’évanouissent. Puis, après avoir survolé ces ouvrages, je saisis le carnet et l’ouvre. Les pages sont couvertes de mots, écrits à la main. Mais ce que je ne comprends pas immédiatement, car ça ne peut pas être possible, c’est que la langue utilisée est le Titanien. Je lis vite en tournant les pages nerveusement. Une sorte d'ivresse s'empare alors de mon esprit. Sous mes yeux, l’histoire de Titan 1er y est décrite en détail. Guerre, déportation, torture, contrôle des médias, la nature totalitaire de ce pouvoir y est exposée en détail et elle ne correspond pas à la version historique délivrée par nos dirigeants. Non. Elle corrobore presque parfaitement les rumeurs étouffées.
L’indicible explose dans mon esprit. Soudain, je sais. Je regarde autour de moi. Mon univers s'écroule. Tout est différent, stérile et monochrome. Mon corps se met à trembler. Je suis secoué par des spasmes incontrôlables. Un rire nerveux m'échappe, suivi d'autres, plus longs, comme des sanglots. Une envie de liberté m’étreint. Une colère dévastatrice m'envahit. La révolte gronde en moi. Je ne m’appartiens plus.
Les contrôleurs avaient raison. Lorsqu'il y une erreur, elle est forcément humaine. Ma vie n'était qu'un mirage. Je dois briser cette glace, maintenant.