Ces arbres traversés de lumière
quel langage tenaient-ils
à ton âme inquiète ?
Tout le jour tu errais
d’une colline à l’autre
sans même savoir le but de ta quête,
sans même te savoir, toi,
sans t’approcher de qui tu étais en réalité,
dont tu ne te doutais même pas
qu’une présence, un jour, pût exister.
 
Tu cultivais la carte de l’exil
comme d’autres leur jardin
et girais dans la vie
à la recherche de ta propre étoile.
Un signe au ciel qui t’eût rassurée,
qui t’eût dit le chemin
 à emprunter afin que,
lestée d’une possible pesanteur,
tu parvins enfin à assembler
le contour de ton être
et en jouir,
si tout au moins,
ceci était possible.
 
Mais ta complexité était grande
qui ne laissait guère de place
à quelque illusion.
L’on te cherchait ici
et l’on te trouvait là,
dans l’aire ouverte
du VIDE.
 
Dans le district l’on te disait folle.
L’on disait ta silhouette nocturne
qui frappait aux portes des masures
comme le font les chauves-souris,
se heurtant au métal de la nuit
dès que l’ombre tombe
sur leur vol erratique, éparpillé.
 Un tourbillon à jamais
qui ne se nourrit
que de sa propre ivresse.
 
Longtemps, moi aussi,
 j’avais couru
par monts et par vaux,
 espérant que mon étrange
pérégrination
me sauverait de moi
et de mes rêves hallucinés.
Et puis, je dois bien l’avouer,
je cherchais une âme sœur,
une compagne de voyage
dont l’essentielle vertu
eût consisté
à habiter mes jours
de sa propre densité,
cette dernière dissimulant
à mes yeux
les chausse-trappes du temps
qui s’ingéniaient toujours
à me reconduire dans cette manière
de NEANT
qui me persécutait
 et annulait tous mes gestes
 à mesure qu’ils sortaient de moi,
 étranges vols de freux
qui tournoyaient longuement.
 
Parfois, pris d’une soudaine fureur,
 j’en saisissais un vol
que je déchiquetais
avant même
qu’il n’ait pu réaliser
son destin en forme de croix.
Cela m’arrivait souvent
de jouer à ceci :
attraper une lame d’air,
la placer tout contre
le double globe
de mes yeux
et lui poser la question
qui me taraudait l’esprit
depuis la nuit de ma naissance :
Que faisais-je sur terre ?
Quel était donc le but
de mon étrange mission ?
Mon existence, avais-je
à la construire,
pierre à pierre
ou valait-il mieux
qu’une lézarde s’insinuant
entre ses murs,
l’édifice vînt à s’écrouler
tout seul,
ravi enfin que ma perte
consommée,
je pus devenir
 
PERSONNE
 
et renoncer à toute cette comédie
qui ne cessait de m’envoyer
par le fond ?
 
Parfois, les arbres ou bien les haies
chuchotaient à mon oreille
d’avisés et sinistres conseils :
 
« Précipite-toi dans l’abîme
tête la première.
Bois, tel Socrate,
un grand bol de ciguë
et prends ton envol
pour le ciel des Idées.
Pratique, tel le magnifique samouraï,
le seppuku,
entaille ton abdomen
 avec la lame aiguë d’un wakizashi
et regarde avec contentement
ton sang couleur de rubis
qui s’étend en minces filets,
fait sa course puis s’étale
en rhizomes incarnat
jusqu’au delta
de ton propre destin. »
 
Tout.
J’avais tout essayé,
 la corde,
le saut de l’ange,
 la poignée de champignons
 vénéneux
mais l’au-delà
ne voulait de moi
et je demeurais
dans mon linceul de peau
sans que rien ne se passât
que d’ordinaire
et de tristement contingent.
 J’en déduisis qu’il ne me restait plus
qu’à endurer mon sort,
à le rendre aussi étroit
que le fil du rasoir,
à longer les coursives fragiles
de la vie,
à demeurer dans l’ombre
des coulisses
et à ne regarder la pantomime
qui s’agitait sur la scène
que d’un œil vaguement distrait.
 
Finalement, je me serais bien vu
doté d’un destin à la [size=13]Van Gogh,[/size]
vivant de rares subsides,
me sustentant de peu,
tirant de ma pipe
de longs nuages blancs,
faisant de brefs séjours à l’asile,
y recevant des injections
supposées atténuer mon mal,
peignant de l’aube au couchant
 des vols de corbeaux noirs
 essaimant la fureur
de leur condition
 au-dessus de champs de blé
écrasés de soleil.
 
Le soir venu
et jusque tard dans la nuit
je scrutais le pullulement des étoiles,
je buvais leur étrange ambroisie,
écoutais leur entêtante stridulation,
certaines entraient par mes orbites  
et faisaient leur sabbat
dans mes rivières de sang.
 
Un matin, revenant
d’une longue promenade
parmi les broussailles
et les terres grasses,
vêtu d’un coutil bleu élimé
et chaussé de godillots de paysan,
au détour d’une haie,
je t’aperçus,
oui, je te vis toi
la FILLE-TOURNESOL
empêtrée dans la danse
de saint Guy
de ta folie ordinaire.
Tu dansais et hoquetais
parmi le déclin immédiat du monde,
tu brandissais ta crécelle de pestiférée,
étais vêtue d’un habit d’Arlequin,
des pièces manquaient
qui révélaient des pans entiers
de ta nudité,
 
tu les appelais, ces manque-à-être,
 
« les guenilles de la Mort »,
 
tu sentais la Grande Absente,
 ses baisers acides
qui glaçaient ton sang
en même temps que ton corps
se réjouissait
de cet attouchement céleste.
 
Tu me disais,
lorsque je peignais,
sans relâche,
avec la hâte que seule
la folie peut octroyer,
 ma chambre à Arles,
mon lit de bois clair,
les lattes du plancher
lissées de lumière,
le petit guéridon
avec ses objets de toilette,
sa chaise paillée,
tu me disais :
 
« Vincent, viens
et faisons l’amour,
c’est notre seule chance
de demeurer en vie ».
 
Je te faisais l’amour
comme je le faisais jadis
aux prostituées de Provence,
avec une noire passion
dont je pensais
qu’elle pouvait extraire
de ma tête violentée,
de mon oreille ensanglantée,
la poix qui s’y était accumulée
depuis que le destin
 m’avait fait l’offrande
de ce poison mortel,
de ce violent opium
qui n’arrivait à avoir raison
de mon être,
du moins ce qu’il en demeurait,
ces coups de pinceaux sauvages,
ces coups de brosse funestes
 au gré desquels je criais
la douleur de vivre,
la crucifixion
de chaque respiration,
le coup de dague
dans le vif de ma chair
de chaque seconde
tel le terrifiant coup de gong
avant-coureur
de ma disparition.
 
MOI-LE-FOU de Saint-Rémy
de Provence,
le cloîtré volontaire
de l’Asile Saint-Paul
de Mausole,
le pensionnaire hagard
peignant jour et nuit,
sans relâche
ces iris - les dernières fleurs -,
cette Nuit étoilée - la dernière nuit -,
cet Autoportrait - le dernier Vincent -,
je procédais à ma propre manducation,
 je m’auto-boulottais
car ma folie était patente
et rongeait mon cerveau,
détruisait ma moelle,
 transformait mon corps
en ce champ de déluge
pareil à celui
 de ces oiseaux noirs,
les corbeaux,
qui moissonnaient le blé,
qui détruisaient la vie.
 
Alors, TOI-LA-FOLLE,
que mon esprit incandescent
 a inventée
afin que je puisse trouver
un écho
à ma propre démence,
je t’en supplie,
depuis la tombe
où je repose
- enfin - depuis la modeste stèle
qui orne une modeste terre,
viens donc me rejoindre et,
sur ce minuscule talus,
 
[size=13]faisons l’amour,[/size]
 
fêtons EROS dignement
ce sera notre dernière FOLIE,
celle qui nous sauvera
de la MORT ou nous dispensera
d’en subir le cruel regard.
 
[size=13]Oui, faisons l’amour :[/size]
 
le dernier mot avant
 
le NEANT !