Vois-tu, combien il est heureux que ce paysage nous parle le langage d’une claire esthétique. Ici, rien n’est à ajouter, rien à retrancher. Il suffit de se laisser aller avec confiance à cette parution qui est le jeu simple du monde, son inégalable position en cette heure en suspens. Voudrait-on tracer l’esquisse d’un sur-mesure à connaître, à habiter, que nous n’aurions guère fait mieux que de poser ici, tel ciel équivalent à celui que nous voyons, là telle couleur qui est peut-être la tonalité qui nous visite depuis notre plus tendre enfance. Car si nous aimons ceci même qui se montre, ce ne saurait être le fait d’un simple hasard, le croisement paradoxal d’une aventure en rencontrant une autre. Non, les choses ont, sinon une logique toute tracée, du moins un genre de nécessité dont nos affinités avec ce qui nous entoure ont tracé, de tout temps, pour nous, cette scène que nous vivons aujourd’hui comme une partie de nous-même qui se projette sur l’écran de notre conscience.
   C’est pourquoi nous n’avons nul effort à produire pour créer les conditions d’une rencontre heureuse, elle déplie ses voussures avec la plus grande facilité, genre de magie apparente qui dissimule en son fond des liens oubliés, des réseaux de significations que nous pourrions porter au jour si nous nous mettions en quête d’en faire surgir les invisibles linéaments. C’est ainsi, nous ne sommes nullement des comètes surgies un jour, sans motif, du plus loin de l’espace, nous sommes de curieux trajets dont une tâche d’archéologue viendrait facilement à bout, assemblant les événements anciens qui ont tissé notre existence, dont notre présent est la simple et unique résurgence.
   En réalité nous sommes l’addition et la conclusion de ce passé enfoui au plus profond de notre chair, au plus mystérieux de nos sentiments. Comment, sinon, pourrions-nous expliquer notre bouleversement devant le paysage sublime alors qu’un de nos compagnons de voyage ne ferait qu’éprouver un mortel ennui face à ce qui nous étreint au plus vif de notre ressenti ? L’émotion n’est que le témoin d’une plus ancienne qui attendait dans l’ombre qu’à nouveau se produise cette curieuse alchimie dont nous étions porteurs à notre insu, n’en pouvant nullement expliquer les lointaines sources.
   Alors nous ne savons pourquoi cette beauté-ci nous ébranle et ce secret en amplifie la portée, en accroît la dimension d’exception. Ceci indique que nous ne sommes nullement libres de nos emportements soudains, des cyclones qui nous traversent, des pluies d’équinoxe dont nous sommes parfois transis jusqu’au tréfonds de notre âme. C’est bien là la texture des passions, ces brusques mouvements qui font se retourner l’étoffe ordinaire de nos affects pour en faire cette toile convulsive qui nous emporte au loin, bien au-delà de ce que notre conscience aurait pu imaginer comme trame de nos comportements. Un bonheur actuel s’abreuve à un autre qui a disparu de notre champ de vision, nullement du registre de notre vie intime, profonde, lovée en quel endroit que nous serions les seuls à pouvoir reconnaître. Une ténébreuse climatique des lieux dont nous sommes les uniques à posséder la clé.
   Quelque part dans son essai de jeunesse « L’extase matérielle », Le Clézio dit :
 
« Le regard donne son mouvement au monde. Il le façonne ».
  
   Oui, c’est notre regard qui métamorphose le monde, lui donne son contenu, définit ses apparences, le porte devant nous en tant que cette irremplaçable unicité dont, par essence, il ne peut qu’être affecté. Ce monde-là qui vient à nous est notre monde, celui que notre conscience intentionnelle, notre mémoire, nos souvenirs ont élaboré de manière à ce que, possédant un amer pour notre conscience, nous n’errions inutilement à la lisière des choses sans jamais en connaître la substance plénière, la saveur à nulle autre pareille. Ce lien indéfectible du monde à qui nous sommes, de qui nous sommes au monde est la seule façon pour nous de ne pas perdre pied, de demeurer homme parmi la multitude des autres hommes, de porter notre lucidité au-devant d’elle, d’en faire cet éclaireur de pointe qui sera notre lumignon dans la nuit lourde de l’inconscient.
   Ce ciel de nuages sombres, ces strates de plis horizontaux, ces longues dérives célestes sont à nous, nous dialoguons avec eux de la façon essentielle qui est la nôtre.  Ce long rai de lumière, ce partage du jour et de la nuit, ce langage à peine proféré dans l’aube qui vient et, bientôt mourra, tout ceci nous est intimement coalescent. Les ferait-on disparaître et ils nous manqueraient soudain et notre intégrité perceptive en serait atteinte en même temps que notre humeur s’assombrirait de cette perte. Cette mer étale, doucement bombée, cette immense mare liquide qui bat au rythme de ses abysses, qui frémit à la cadence de ses courants, c’est un peu de notre cœur qui se répand là, un peu de notre sang qui fait ses longues stases et se désespère de ne pouvoir couvrir l’immensité des océans, de ne pouvoir connaître la plénitude des eaux, elles ressemblent aux premières marées qui précédèrent notre naissance, furent les originaires empreintes de la vie sur la membrane souple, ductile de notre psyché.
   Cette bande bleue du rivage, ce genre de miroir où se reflète la longue conscience du ciel, cette osmose eau/terre, ne disent-ils la confusion, parfois, des éléments multiples qui composent notre corps, le disposent une fois à la pesanteur de la terre, une autre fois à la souplesse de l’eau, à sa mouvance infinie ? Nous sommes nous-mêmes un fragment de ces éléments, un reflet de ce cosmos qui gire au-dessus de nos têtes et nous invite à la belle fête de la présence. Et cette ligne d’oiseaux, sans doute des goélands occupés à se nourrir, n’est-elle la réplique de notre propre aventure sur terre, naître, boire, manger, dormir, aimer, donner la vie puis recevoir la mort ?
   Placés à l’exacte jointure nycthémérale, individus successivement situés à la jonction de l’ombre et de la lumière, clignotement furtif entre deux infinis, aimant tour à tour puis perdant tout amour afin que le néant, enfin reconnu, nous  puissions renoncer à voir, toucher, sentir, humer, entendre, tous sens au gré desquels notre condition nous est remise comme la singularité qu’elle est, nous aiguisons nos pupilles, affutons nos doigts, exerçons notre ouïe dans un ultime geste de possession du monde. Oui, ce monde est à nous jusqu’à la plus ultime désespérance. C’est pour cette raison qu’il est beau, infiniment beau, infiniment éblouissant, pour cette raison qu’il nous fascine et ceci jusqu’au dernier jour de notre perte.
   Il y a tant à regarder partout et l’heure avance qui crépite et s’impatiente d’oublier la précédente, de faire surgir la suivante. Oui, la suivante ! Tel est notre avenir d’homme cloué à la temporalité. L’heure est donatrice qui vient.  L’heure est mortelle qui fuit. Nous sommes au mitan de cette polémique. Nous sommes, sans doute, cette polémique même puisque, vivant, nous portons en nous le germe de notre résolution finale. Et c’est en ceci que consiste toute joie : être et ne pas être successivement sans savoir vraiment le lieu et le temps de notre chute ! Ce rai de lumière, que ne pouvons-nous en faire le sésame d’une nouvelle vie ?  Oui, il y a tant à voir !