TOUT EST POSSIBLE 
 
 
Je suis le dernier , un gamin blond sans signe particulier, ni timide ni bagarreur , plutôt de bonne humeur, sans maigreur ni rondeur , un visage avenant .
 Je ressemble à mon grand-père selon maman . 
Pour la famille : un original avec toujours une histoire à raconter , sans vrai métier ..un de ceux que doit avoir un homme pour être posé . 
«  c’est un rêveur » soupire t’elle quand elle parle de moi  , «  il n’a pas les pieds sur terre ! » 
Elle demande souvent dans ses prières : «  que va-t-il faire ? aidez le ! » ,  «  l’existence n’est pas un conte de fées , il devra gagner sa vie et voir la réalité . » 
«  tu prends cela trop à cœur » lui répète mon père , élagueur , il aime son métier , enfermé dans une usine il s’étiolerait . Un peu basané par le grand air , pas très grand mais avec des muscles impressionnants , il est d’un naturel calme et conciliant.
Ma mère tient la maison , quatre enfants à s’occuper mais «  pas question d’être une souillon ! » .
Des bigoudis pour onduler ses cheveux mi-longs , un soupçon de rose sur les lèvres ….elle a l’œil à tout , rien ne lui échappe ….un sourire rassurant qui défie le temps l’habite ….
Tous les jours après l’école , j’ai la responsabilité d’aller chercher les baguettes de pain au village pour le souper et le casse croûte du lendemain de mon père . 
J’aime bien cette petite promenade en vélo .
Très sérieusement je me concentre sur le trajet , je sais que la tâche qu’on me confie a de l’importance.
«  il doit assumer des choses concrètes » a décidé ma mère
Avec fierté j’enfourche ma bicyclette , consciencieusement je m’applique sur le trajet .
La route un peu cabossée entre les champs du Père Jubois , juste après,  la côte , en danseuse pour atteindre le sommet , la descente à maîtriser jusqu’à l’entrée du village 
Deux cent mètres sur les pavés et la boutique du boulanger , la porte avec son carillon m’accueille , en souriant Julie s’adresse à moi 
«  bonjour Romain , deux pains comme d’habitude…je les coupe pour que tu puisses les mettre  dans tes sacoches » 
«  tes parents vont bien ? » 
Je regarde les gâteaux….leurs appellations me fascinent …
    un Paris-Brest , des ponts-neufs , un opéra 
   une religieuse ,une madeleine ,  une charlotte et une polka 
   un éclair , un anneau de Saturne , 
    des palmiers , une île flottante , une forêt noire , 
des langues de chat …un chausson aux pommes …
Je les vois s’animer sous mes yeux prenant la forme du nom écrit sur l’étiquette 
Je pourrais rester des heures planter là , sans bouger , juste à les regarder . 
« romain » , Julie s’impatiente 
Sans quitter la vitrine des yeux je répond : 
«  oui ….merci …bien …au revoir.. » 
L’idée que l’on puisse les manger m’emplit d’horreur à chaque fois 
«  c’est un enfant qui n’aime pas les gâteaux » constate ma mère lorsque les jours de fêtes , elle en achète quelque uns , «  avec l’âge il changera » , 
«  il refuse même les sucreries …de toute façon c’est pas bon pour les dents » 
Les sucettes , les berlingots , les roudoudous …les croquer ! les faire disparaître ! J’aurai eu le sentiment d’avaler mes compagnons de jeux , de devenir bonbon-phage , dans leur bocal ils vivent heureux . 
Je reprend mon vélo pour rentrer mais je suis déconcentré , victime de l’effet gâteaux ! 
Mon imagination prend les commandes , de la moindre chose naît une histoire…
J’entends la  voix de ma mère : «  fais attention à la route …regardes devant toi …ne te perds pas dans les nuages… » 
Je monopolise mon énergie pour grimper la pente et redescend prudemment….mais il y a tant à voir ! 
Les deux oreilles d’un lièvre qui saute , où va-t-il ? ,
 l’épouvantail à moineaux , à quoi il pense sous son chapeau ? , 
la grenouille qui coasse et raconte que ….
le blé qui ondule , qui rampe dans ses épis ? 
une trace blanche dans le ciel , c’est la traînée d’un avion me souffle ma raison mais qui sait … ? 
Sur le plat je peux faire une petite pointe de vitesse .
Arque bouté , tête baissée , le pédalier s’emballe …
L’air empourpre mes joues , le vent rabat ma casquette …je suis le meneur d’une échappée , j’accélère , les pommiers s’empilent les uns sur les autres , j’ai des ailes , je vole ….
Soudain dans le virage , une corde pendant du ciel s’accroche au guidon , me soulève au dessus des prés ….
Je mouline dans le vide et j’avance …je vole vraiment ! 
La fameuse trace blanche , un cordage tel un lasso lancé pour m’intercepter, une sorte de balancier qui oscille toujours plus haut , toujours plus loin et finit par me déposer sur un fil tendu en plein ciel .
Je suis sur la ligne d’horizon , des nuages bleus , verts , marron tout autour de moi …des yeux de partout me regardent , une nuit peuplée d’iris et de pupilles …..je suis le point de mire de la terre entière ! 
J’ai un peu les chocottes …pas vraiment peur 
Je suis un peu impressionné…pas vraiment étonné 
C’est surtout que je me demande ce que je vais faire ? Ma mère va s’inquiéter …pas de pain pour le souper ni pour mon père …..
La tentation est trop forte : 
Je commence par rouler doucement dans un sens puis dans l’autre , je recommence un peu plus vite , pas de perte d’équilibre , je m’ enhardis petit à petit …
Essayons : 
sur une seule roue , se déplacer en arrière , s’asseoir sur le porte bagages , sur le cadre , tenir le guidon avec les pieds , pédaler avec les mains , sur la selle faire le poirier , rester sur place au milieu …..
Comme si j’étais la vedette d’un spectacle organisé par l’univers . C’est fabuleux !! 
 
 
«  laves tes mains , le repas est presque prêt , ton père vient d’arriver , on passe à table » 
Ma mère comme chaque soir s’active …
Je suis à la porte de la cuisine avec les baguettes de pain sans savoir comment je suis arrivé là ? 
 
Au grand regret de ma mère , je n’ai pas changé , j’ai simplement traversé les années en grandissant 
«  faire partie des gens du voyage , aller à la rencontre des autres pour distribuer du rêve » , «  que veux tu faire d’autres ? » Me répète ma mère pour mieux s’en convaincre …
Funambule dans un cirque , chaque soir , je revis cette aventure de mon enfance ….chaque soir , comme naguère , l’horizon c’est moi , le temps de mon numéro sous la voute du chapiteau.
Tous ces  regards qui tremblent , retiennent leur souffle , sourient , applaudissent ….tournés vers la silhouette légère volant en vélo sur un filin de lumière 
Je regarde souvent le ciel , toutes ces étoiles qui brillent …je sais qu’elles sont les lumières accrochées aux rayons des roues des vélos de mille petits garçons qui roulent sur la Voie lactée et qui croient rêver ….


 
«  c’est un rêveur ! » soupire ma mère , elle est fière et m’envie un peu ..mais c’est une mère et dans ses prières elle souhaite qu’en vieillissant je trouve d’autres horizons 
Quand le temps sera fait d’ombres , qu’elle ne sera plus là à mes côtés pour me protéger …
«  c’est un rêveur ! …tout est possible … » 






Tout est possible  F8d8f610