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Un monde littéraire...
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Écrit priméSi j’avais commencé ma vie par la fin

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Au cours des séances avec mes patients, certains me disent parfois : « J’aurais aimé commencer ma vie par la fin ». Je comprends ce qu’ils désirent, au fond. Ils souhaitent connaître le dénouement, la chute. Ainsi, éviteront-ils des erreurs de parcours. En ma qualité de psychanalyste, j’y réfléchis souvent, mais je ne partage pas cette volonté. Je trouve le temps efficient lorsqu’il est à sa place.
Du moins, je pensais cela jusqu’à récemment…
Mon fils part à la guerre, aujourd’hui.
Quelques jours auparavant, j’avais appris la nouvelle par un ami dont le fils appartenait au même escadron que le mien. Ma réaction ? J’eus l’impression d’être exposé à un flash aveuglant. Ce serait l’unique fois où j’aspirerais à connaître la Réponse.
Si mon fils ne revenait pas… Je désirais de tout mon être qu’il me survive.
Les adieux sont déchirants. Mon gaillard de fils, que le temps m’a permis de voir grandir lentement, avec toute la force de mon amour, est prêt à s’envoler sur son oiseau de malheur. Lorsqu’il était bébé, je me penchais sur son berceau, et lui soufflais qu’il était exceptionnel, qu’il conquerrait la terre. J’avais oublié d’ajouter que c’était une image. Que je voulais simplement qu’il s’appartienne de tout son cœur !
Je console sa mère, tandis qu’elle déverse un océan de larmes, aussi vaste que ses reproches, sur mon épaule. Mon fils nous adresse un adieu militaire, empli de tendresse, et disparaît. Au décollage, la déflagration du Mirage 2000 est assourdissante. Sans savoir pourquoi, j’éprouve de la fierté.
Longtemps, son dernier regard miroitera dans mes yeux. C’était un garçon intelligent, et il était parti. Les ailes de la guerre l’emmenaient au loin. Je ne l’avais pas assez bien éduqué. Un fils obéissant serait resté. Pour un psychologue, avouez que c’est un comble !
Le caractère d’un homme est tout entier à l’âge de quatre ans. C’est mon avis. C’est un âge où il est difficile d’enfermer les rêves. Je me suis émerveillé de l’histoire que me contaient ses yeux d’enfant. Et je lui ai menti. En lui offrant la confiance et le courage sans raison, par amour, peut-être, j’ai fait naître en lui le goût d’une fantasque et dangereuse perfection.
Dès son plus jeune âge, mon fils chercha ailleurs ce qu’il connaissait déjà. Naturellement, un jour, il eut l’idée de regarder derrière l’horizon, et y trouva sa flamme. Mon fils embrassa une carrière militaire. Selon lui, il n’y avait aucun moyen plus sûr d’atteindre la perfection, aucune vocation plus honorable, plus patriotique, même, que de protéger son prochain. Il s’est engagé. Je n’ai rien compris.
Son prochain, ne pouvait-il pas être partout sur la terre ? J’ai une âme pacifique.
Trois mois après son départ, je bondis de joie et d’appréhension en découvrant sa lettre. Premières nouvelles détaillées de sa vie. Rien de comparable avec ces quelques messages, bien que rassurants, reçus jusqu’alors. C’est très long d’attendre des nouvelles de son fils de la guerre, et la réaction qui s’ensuit est très courte. La lecture, quant à elle, tourbillonne dans la tête comme une rengaine sans fin, à la recherche d’un mot familier, qui laisserait l’âme en paix. En somme, je cherche du réconfort, à retrouver l’intimité avec mon fils par le biais du papier. Je ne la trouve pas… L’espèce d’euphorie, comme une transe fanatique, que je décèle entre les lignes, ne me convainc pas. Je n’analysais pas alors que sa prose était l’expression de la peur et de l’abandon.
Pardonne-moi, mon fils. Quand tu es parti, j’ai réalisé tout ce temps que j’ai perdu avec toi. Je jouais au psy. J’ai joué au con.
Dans sa lettre, il avait déjà bien changé. Bien grandi. Il avait tué des hommes. La nuit, il entendait la voix des mourants l’implorer. Ils lui délivraient le même message, sans filtre. Au fil du temps, leur prédication deviendrait sa Réponse. Mon fils ne s’enorgueillissait pas de ses victoires. Il cherchait le bien. Je le comprendrais trop tard. Alors, je lui écrirais à mon tour. Rentre, mon garçon. Notre séparation est bien longue et pénible. Le temps, vois-tu, est relatif. Il ne s’écoule pas à la même vitesse selon l’énergie de la conviction. Il passe beaucoup plus vite pour toi que pour ta mère et moi. Je m’efforcerais d’écrire laconiquement ces mots.
Je jouerais encore au psy. Mon fils ne rentrerait pas. En effet, une succession d’opérations, d’abord en Libye, puis en Centrafrique, au Mali… nous séparerait peut-être pour toujours.
En levant les yeux par-dessus la lettre, je croise le regard inquiet de sa mère. Je lui annonce que son fils est devenu un homme. Alors, l’instant convoque sur son visage une expression troublée. Se mêle du soulagement à une complète et effroyable incompréhension, comme un ahurissement. Elle cache sa mince figure dans son ouvrage, et pleure silencieusement. En l’observant, je considère le temps comme un magicien sadique qui aime jouer de mauvais tours aux mères attentionnées. À chaque vie ôtée, elle songeait qu’un pan de la vie de son fils s’écroulait, jusqu’à l’enfouissement.
« Le temps, ça tue. » Des sueurs froides coulent dans mon dos.
La mère aimante ne s’en remettrait pas. Le « temps » me l’apprendrait sournoisement.
Quand j’étais enfant, je croyais que l’on basculait dans sa vie d’homme lorsqu’on aimait une femme pour la première fois. Mais pour mon fils, l’heure des amours sonna très vite aussi. Il s’éprit à l’âge de quinze ans d’une jeune femme de six ans son aînée. Elle le mena par le bout du nez, le consomma, le jeta avec toute la délicatesse qui convenait à son désir de perverse. Quelque temps après, la rechute – inévitable dans ces cas-là – me contraignit à les séparer. Mon fils ne me l’a jamais pardonné.
Trois ans et demi s’écoulent, dont je résume brièvement l’attente comme suit : pour ma femme et moi, les lettres qui nous parvenaient de la guerre devinrent notre nouveau calendrier. Quant au contenu du précieux courrier, pourtant adressé à Monsieur et Madame, il m’était souvent destiné exclusivement. En une centaine de mots, mon grand gaillard me reprochait toute son existence avec un amour infini.
Il tomba gravement malade, une fièvre hémorragique tropicale. Notre correspondance s'interrompit durant quelque six mois. Nous le crûmes mort. Le mal de ma femme, que le magicien sadique couva jusqu’à l’explosion, construisit son nid à ce moment-là.
Il s’écoula six mois encore, où je m’occupai de ma femme exclusivement. Un soir de grande agitation, je dus me résoudre à écrire à mon fils que sa mère était mourante. C’est une belle soirée d’été. Maman est pâle. Elle attend ta caresse. Elle s’accroche de toutes ses forces. Je t’en supplie, reviens ! J’ai l’impression de te perdre avec elle. Rentre, bon Dieu ! Alexandre !!!
Je dus m’interrompre pour… l’accompagner.
J’ai fait de mon mieux. J’ai senti son dernier soupir. Je me suis penché sur elle. J’avais envie de pleurer, mais j’ai ouvert grand les yeux, et j’ai imité ton expression de tendresse. L’air que tu affiches quand tu la regardes. J’ai essayé d’être toi. On se ressemble un peu, mon fils. Maman n’avait pas tous ses esprits. Je crois que ç’a réussi, parce qu’elle t’a offert son dernier sourire. C’était elle, notre perfection. Après, j’ai pleuré et crié. J’ai haï la terre entière, et tu y étais.
Je déchirai la lettre, et en écrivis une autre. Maman est morte ce soir. Elle n’a pas souffert. Sa dernière pensée a été pour toi. Elle t’aimera toujours. J’espère que tu vas bien. Je t’aime, Papa. Cette lettre était plus convenable. Elle ressemblait à notre intimité.
Je ne reçus jamais de réponse. Deux évidences me frappèrent alors. La première, aucune psychanalyse sur moi-même n’aurait pu apaiser ma colère. La seconde, le temps est une main tendue qui conduit à la solitude. Je ne sais précisément à quel moment j’avais fait l’erreur de la saisir. J’espère qu’ils me pardonneront.
Enfin ! c’est aujourd’hui que mon fils reparaît au village. À vingt-huit ans, il arbore ses décorations avec la figure d’un grand homme. Son regard, autrefois empli de tendresse innocente, s’est durci. Sous la clameur générale, il vient saluer son vieux père. En retrait, s’abritant sous l’ombre de l’amour de sa femme, morte, deux ans auparavant, il avait endormi le souvenir de son fils et la possibilité de son retour.
   Bonjour, papa.
Sa vitalité fait entrer le bonheur en mon sein. Je l’attrape par le cou, mon grand gaillard – je ne le comprenais toujours pas, mais j’avais fait de mon mieux, tout ce que j’avais pu –, et, en un baiser, mes lèvres et mes larmes entremêlées se cramponnent à sa peau de chasseur. Le pardon s’était invité à notre étreinte, nous offrant une intimité largement gagnée.
Six mois plus tard, Alexandre se maria avec cette fille. La perverse narcissique. Je m’étais trompé. Je n’ai jamais rien entendu au chahut de l’amour ! Je vouais à ma femme un amour si personnel, comme une caresse éternelle, ou comme la paix qui s’invite dans mon âme quand je regarde une mer d’huile. Je vois loin, je respire, et cela m’apaise. J’ai toujours aimé ainsi.
Un an après, j’étais grand-père ; un grand-père joyeux, bien que de plus en plus perdu. Surpris par ce fils qui avait tué des hommes et qui, à présent, donnait la vie. Décoré de Guerre, marié et père.
Puis il repartit au cœur du conflit. Sans doute, l’appel de l’adrénaline, et le désir de former les nouvelles recrues sur place, lui avaient-ils commandé de s’éloigner de sa famille. Il ne m’envoya plus de lettres. Renaud le chantait : « Le temps est assassin et emporte avec lui le rire des enfants… », mais je ne saisis la portée de ces mots que lorsque la boîte aux lettres resta résolument vide. Pendant quelque temps, sa femme me donna de ses nouvelles. Puis cela cessa aussi. J’arrêtai de réfléchir ! La retraite sonnait pour moi. Heureusement, ma femme, paix à son âme, m’enjoignit de faire ses tâches. Je me mis à peindre et à jardiner…
Ce matin, sa femme et son fils viennent me rendre visite. La retraite, la peinture, le jardinage et les copains m’empêchent de vous donner une information précise quant au temps écoulé entre leur visite et le départ de mon fils. Ce matin, donc… Nous nous asseyons, et, avec les nouvelles technologies, le visage de mon fils apparaît à l’écran. Il m’adresse un sourire, et me souhaite un joyeux anniversaire. Du plus loin que je me souvienne, je ne lui ai jamais souri de la sorte, d’un radieux accomplissement. Il faut dire que mon fils est plus beau que moi. Ses yeux s’attachent ensuite à l’enfant. Le regard tendre, affectueux, mais ferme, il lui demande s’il est sage avec sa mère, s’il l’aide à la maison. Ensuite, il lui parle de ce qu’il fait en Afrique, sans ménagement. Le fils de mon fils sera un dur, comme lui. C’est alors que tout s’inverse ! En l’écoutant, bien que je fête mes soixante-quatre ans, je suis l’enfant.
Le compte à rebours avait débuté ! Mon fils s’était transformé en homme, puis en amant, en guerrier. Enfin, en père. De père, je renouais avec l’enfant.
Ainsi, mon petit-fils et moi avons immédiatement sympathisé. Après cette visite de courtoisie, sa mère me demanda d’aller le chercher tous les jours après l’école.
Ici s’achève mon aventure, dont je résume la fin – ou le commencement… – comme suit : l’enfant qui s’était réveillé en moi à l’aube de la grande vieillesse connut avec mon petit-fils des instants mémorables ! Les vieilles personnes prennent souvent un animal de compagnie. Je n’en ai jamais eu besoin. J’ai été un bien meilleur grand-père que je n’ai été un père.
Lorsque mon heure sonna, aucun homme sur la Terre ne put rêver d’une image plus parfaite pour accompagner son âme dans l’au-delà. Une allée de grands hommes me guidait, telle une haie d’honneur, jusqu’au plus sage d’entre eux. Ma femme m’ouvrait les portes du paradis. Au moment où je glissai, je saisis la main de mon petit-fils, et lui tendis mon bien le plus précieux. Ma Réponse.
     Merci, papi, sanglota le jeune homme en saisissant la montre.
     Il n’y a pas d’aiguilles, haletai-je. Je les ai retirées lorsque ton père est parti en Afrique. La montre ne m’a jamais quitté depuis.
Mon fils, « mon grand gaillard de capitaine », m’adressa un sourire aussi tendre qu’une caresse. Il avait compris mon amour depuis fort longtemps.
     Je serai jardinier, papi, affirma le jeune homme en défiant son père du regard.
Je fus le plus heureux des hommes, et pris enfin mon escale.
Pour répondre à mes patients, « Je n’aurais pas aimé commencer ma vie en vieil homme ». Quand bien même j’aurais bénéficié de sa clairvoyance, et évité que mon propre fils m’enseigne mes erreurs. Si le temps nous accordait d’appréhender la vie par la fin, personne ne l’entreprendrait avec la sincérité qu’elle mérite. Avec quelle innocence nous répondons à l’appel du vide, lorsque nous plongeons dans ses découvertes ! La vie ne serait pas aimée comme un jeune amour tendre, avec passion, elle serait considérée comme un reste de repas, dévorée sans surprise.
Si j’avais dû m’abandonner à l’inconnu en connaissant les risques, je n’aurais jamais sauté ! Ainsi est faite la vie. Et elle est bien faite ! Je n’aurais jamais élevé un fils de tout mon amour. J’en aurais mesuré chaque gramme pour équilibrer la balance. Je n’aurais jamais aimé ma femme comme un homme aime si ardemment, avec l’absolue certitude que je ne la perdrais jamais, que je mourrais avant elle, car il ne pouvait en être autrement. J’aurais distillé des petits cœurs par-ci par-là, à des moments bien sentis, pour ne pas trop souffrir lors de la séparation. Pour ne pas sentir cet abîme qui vous saisit par le cou et vous étrangle.
Si, dès le commencement, j’avais fait la connaissance de ma vie d’homme, je n’aurais jamais été psychologue. L’enfant vieilli aurait appris l’humilité et affiné ses lèvres. Ses fautes auraient ligoté sa langue au pilier de l’incompréhension. En tant qu’érudit de cette science, je me serais bien gardé de conseiller quiconque dans ce domaine.
Enfin, tout au bout de la jeunesse où commence la jeunesse éternelle, là où je me situe précisément à cet instant, je me serais entendu dire avec bonheur : « Je n’ai rien compris, mais je n’ai aucun regret ».

Écrit priméSi j’avais commencé ma vie par la fin

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Nouvelle gagnante du concours de nouvelles organisé en partenariat avec le groupe Facebook Auteurs, Blogueurs et Lecteurs: Même passion.

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